En attendant Godot… Les dirigeants européens semblent désespérément inventer une nouvelle version de la pièce de Beckett, avec dans le rôle-titre… Berlin.
Car la crise politique que connaît actuellement l’Allemagne inquiète au plus haut point les « partenaires européens », à commencer par le président français. Selon la fable élaborée par les services de communication bruxellois, l’Union européenne reprenait depuis peu du poil de la bête après les multiples crises qui l’avaient placée au bord du gouffre. Les « populistes » refluaient, l’amour de l’Europe saisissait les citoyens, et Emmanuel Macron, en nouveau Jupiter, était en passe de revigorer l’âme et l’intégration européennes.
Et, patatras, la chancelière chancelle. Déjà il y a un an, les élites euro-occidentales s’étaient trouvées orphelines d’un maître respecté à Washington. Et voilà que la puissance dominante du Vieux Continent entre dans une phase d’incertitude – un peu comme un père surpris dans un moment de faiblesse par ses enfants éberlués. En France, plusieurs responsables politiques et leurs relais médiatiques semblent tout à la fois irrités et déstabilisés par l’absence d’une direction ferme à Berlin. Ce que moquait déjà le général de Gaulle en son temps : « il y a chez nous toute une bande de lascars qui ont la vocation de la servilité ; ils sont faits pour faire des courbettes aux autres ».
La République fédérale est incapable de jouer le rôle que Paris, Bruxelles et consorts attendent d’elle, du fait du vote délibéré des électeurs allemands.
Il faut pourtant revenir à la réalité : ce n’est pas du fait d’un malheureux concours de circonstance que la République fédérale est pour l’heure incapable de jouer le rôle que Paris, Bruxelles et consorts attendent d’elle. C’est pour une raison que ces enthousiastes de la démocratie semblent avoir du mal à admettre : le vote des électeurs allemands. Car, à l’issue du scrutin du 24 septembre, 92 députés de l’AfD et 69 du parti Die Linke siègent au Bundestag – deux formations qui ont un point commun : en vertu d’un article non écrit de la Loi fondamentale d’outre-Rhin, ils n’ont pas le droit de participer à une coalition gouvernementale. Or quoiqu’on pense de l’une ou de l’autre de ces formations, leur représentation résulte bien d’un choix délibéré des électeurs.
Un phénomène qui s’étend au sein de l’UE
L’Allemagne est ainsi touchée par un phénomène qui s’étend au sein de l’Union européenne : le rabougrissement des formations dites « centrales », souvent classées « centre-gauche » et « centre-droit », et qui, au-delà des nuances (parfois minuscules voire inexistantes), défendent le système économico-politique en place, en tout cas se posent en garant de sa pérennité fondamentale.
Avec bien sûr des différences et des exceptions selon les pays, ces deux grands mouvements – les conservateurs et les sociaux-démocrates – représentaient grosso modo trois électeurs sur quatre il y a quelques décennies, voire quelques années ; ils en cumulent maintenant à peine un sur deux. Ce qui complique beaucoup la formation de majorités stables.
Sous une forme ou sous une autre, cette tendance s’est observée ainsi en Autriche, en Espagne, aux Pays-Bas, en Grèce, en Suède, au Danemark….
En Italie, ce fut le Parti communiste et la démocratie-chrétienne qui se sont « éparpillés façon puzzle », ouvrant la voie à un improbable paysage politique et à l’apparition du Mouvement cinq étoiles, devenu en quelques années la première force politique potentielle – on en saura plus au printemps prochain. Le scrutin tchèque des 20 et 21 octobre, qui a vu le triomphe d’un milliardaire « populiste » (anti-immigration et anti-euro), constitue également un avatar de ce phénomène.
Les élections françaises du printemps 2017 représentent même une version extrême de cette évolution : les deux partis précédemment dominants ont ou sont en passe d’imploser, l’oligarchie reprenant directement les rênes via une sorte de « grande coalition » à l’intérieur même d’un nouveau parti.
Bien entendu, il faut se garder d’une interprétation unique, tant les histoires et cultures politiques diffèrent d’un pays à l’autre (c’est la raison pour laquelle ne peut exister un « peuple européen »). Mais il est peu douteux qu’un facteur commun joue : le ras-le-bol populaire face à une intégration européenne visant en toute chose l’« harmonisation » (austérité sans fin, casse des codes du travail, et désormais lancement de la « défense » commune…), une intégration défendue bec et ongles – au point d’en faire parfois un programme commun – par les forces dites centrales.
Que celles-ci voient leur base s’éroder, voire s’effondrer, ne doit donc rien au hasard. Leur équation consiste désormais à poursuivre la même politique, et notamment de nouvelles « avancées » européennes, malgré ces désaveux à répétition.
Une « grande coalition » serait un déni du verdict populaire. Mais ce serait très probablement également un facteur d’instabilité européenne
Si demain, une nouvelle « grande coalition » devait voir le jour outre-Rhin (ce qui n’est pas encore certain), celle-ci prendrait la forme d’une spectaculaire alliance des battus. Car, avec 33%, la CDU/CSU a obtenu son pire résultat de l’après-guerre, tandis que, pour le SPD (20,5%), il faut remonter à 1890 pour trouver trace d’un score si bas (à l’exception des années 1932-1933).
Une telle coalition serait à l’évidence un déni du verdict populaire. Mais ce serait très probablement également un facteur d’instabilité européenne à moyen terme – et même peut-être à court terme.
Quitte à désespérer Jupiter.