Les deux grands partis britanniques viennent successivement de tenir leur congrès annuel. La question du Brexit figurait naturellement au centre des débats – et affrontements – tant à Liverpool (où les Travaillistes se sont réunis du 23 au 26 septembre) qu’à Birmingham (qui a accueilli les Conservateurs jusqu’au 3 octobre).
Cela a permis de confirmer les lignes de fractures qui parcourent chacune des deux formations, à l’image d’un pays lui-même divisé. Car il faut d’emblée le rappeler : depuis le 23 juin 2016, où 52% des électeurs du Royaume-Uni avaient approuvé la sortie de l’Union européenne, le rapport de force entre pro et anti-Brexit n’a pas notablement évolué. Tout indique qu’en cas de second référendum, les deux camps continueraient à se partager les suffrages à parts à peu près égales. Et ce, à l’opposé de l’image parfois colportée sur le Continent décrivant des Anglais en pleine repentance et ne rêvant que d’inverser leur verdict.
Au demeurant, l’hypothèse d’une nouvelle consultation est exclue, tant pour des raisons politiques (dans aucun des deux partis une majorité ne se dégage en ce sens) que pratiques (le délai est insuffisant d’ici mars 2019, et personne ne s’entendrait sur la question à poser), sans même parler du plan juridique.
« réfléchissez à ce qui resterait de la confiance du peuple en la démocratie si les responsables politiques tentaient de faire annuler sa décision » – Theresa May
Du reste, concluant le congrès de son parti le 3 octobre, le premier ministre a confirmé son refus constant de céder aux pressions des mauvais perdants de 2016 : « réfléchissez à ce qui resterait de la confiance du peuple en la démocratie si les responsables politiques tentaient de faire annuler sa décision », a martelé Theresa May. La remarque a fait mouche : elles est empreinte d’un sens politique dont ont souvent été dépourvus nombre de dirigeants européens, ceux-là mêmes qui s’angoissent aujourd’hui de la « montée du populisme ».
Un pays divisé en deux camps d’importance à peu près égale ? Il faut en réalité corriger quelque peu cette image. Car au sein des électeurs opposés au Brexit, il y a bien sûr ceux qui sont effectivement partisans du maintien de l’intégration au sein de l’UE ; il y a aussi ceux qui ne nourrissent aucune sympathie pour cette dernière, mais qui sont effrayés par les catastrophes annoncées par les prophètes de malheur.
Ainsi, le 4 octobre, la grande banque RBS s’est dite inquiète pour la croissance dès lors que le pays rompra ses liens avec Bruxelles, et a précisé ingénument que ce divorce « affectera notre rentabilité et notre cours de bourse ». La veille, BMW et Toyota évoquaient des arrêts d’usine. Le gouverneur de la Banque d’Angleterre (de nationalité canadienne…) a également prédit un avenir sombre – le même avait déjà annoncé des cataclysmes pour le lendemain même du référendum si les citoyens votaient mal. Bref, si les menaces n’étaient pas brandies aujourd’hui encore quasi-quotidiennement, le camp favorable à la sortie serait très probablement plus fourni encore.
Divisions travaillistes
Côté Travailliste, un pan du parti, bien représenté dans l’appareil et chez les députés, n’a jamais caché son sentiment pro-européen. Ce sont en particulier les héritiers du « New labour » d’Antony Blair puis Gordon Brown. C’est également le cas dans les directions des syndicats (avec des exceptions), statutairement représentés au sein du Labour. Certains sympathisants du parti, issus des couches aisées, résidant en centre-ville et partisans de la mondialisation, ont même manifesté pour faire adopter par le congrès la revendication d’un second vote.
Un positionnement trop anti-Brexit éloignerait du parti travailliste ceux de ses électeurs qui avaient voté pour rompre avec Bruxelles il y a deux ans : les ouvriers, les chômeurs, les couches populaires…
Une hypothèse que le leader du parti, Jeremy Corbyn, a habilement marginalisée à l’issue du congrès. M. Corbyn, qui a fait triompher des propositions très à gauche (pouvoir d’achat, nationalisations) s’était rangé dans le camp des adversaires de la sortie de l’UE en 2016, mais reste soupçonné par ses adversaires internes d’être un supporter trop mou de l’Europe. Surtout, il est conscient qu’un positionnement trop anti-Brexit éloignerait ceux de ses électeurs, nombreux, qui avaient voté pour rompre avec Bruxelles il y a deux ans. Or ce sont massivement les ouvriers, les chômeurs, les couches populaires, autrement dit ceux-là mêmes sur lesquels M. Corbyn veut s’appuyer pour revenir au pouvoir « par la gauche ».
C’est la raison pour laquelle ce dernier préfère, et de loin, réclamer des élections anticipées (que le parti s’estime en position de gagner), plutôt que de devoir se positionner dans un vote pour ou contre l’Europe qui divise ses troupes. Du reste, des militants pro-Brexit faisaient remarquer à Birmingham qu’en restant dans l’UE, le programme de relance des services publics serait tout simplement inapplicable…
Conservateurs : trois tendances
Côté Conservateurs, le paysage est un peu plus complexe. Là aussi, une partie des députés n’a toujours pas digéré le vote populaire pour quitter l’Union. Si certains rêvent encore d’un retournement de situation, la plupart sont plutôt favorables à une sortie la plus « molle » possible, par exemple en adoptant le « modèle norvégien ». La Norvège n’est pas membre de l’UE, mais s’est engagée à suivre ses règles et à payer une contribution en échange de son intégration au sein du marché intérieur. Bref, la libre circulation et le droit européens sans siéger dans les institutions. Une situation évidemment contraire au choix des électeurs de sortir, mais qui est par exemple défendue en sourdine par le ministre des finances, Philip Hammond.
A l’inverse, le camp des « ultra-Brexiters », avec notamment la figure provocatrice de l’ancien ministre des Affaires étrangères Boris Johnson, milite pour un simple accord de libre échange avec l’UE, à la mode du traité CETA entre Bruxelles et le Canada. Ou, le cas échéant, pas d’accord de sortie du tout.
Ce camp a peu à voir avec le vote des couches populaires, soucieuses de protection sociale et de reconquête de souveraineté politique. M. Johnson et ses amis verraient plutôt le Royaume-Uni en champion de la déréglementation fiscale et sociale plus poussée encore qu’aujourd’hui, concurrençant l’UE par du dumping.
Face à ces deux ailes apparemment opposées, Theresa May a réussi à faire prévaloir la ligne qu’elle tient depuis son accession à Downing Street, en dépit des attaques de tous bords dont elle fait l’objet et de sa fragile situation parlementaire. Elle préconise des concessions vis-à-vis de Bruxelles qui ont déjà permis que soient actés, en décembre dernier, les grands principes d’un accord de divorce (le statut des expatriés, la compensation financière versée par Londres, l’épineuse question de la frontière entre les deux Irlande, non totalement résolue à ce jour), et la mise en place d’une période de transition entre la sortie effective (mars 2019) et décembre 2020.
Mais ces concessions ne remettent pas en cause l’essentiel : la sortie du marché intérieur, la reprise en main de la maîtrise de la circulation des personnes, et la reconquête du pouvoir législatif britannique (fin de l’obligation d’appliquer le droit européen et les verdicts de la Cour de justice).
Theresa May a rappelé qu’un « mauvais accord serait pire que pas d’accord du tout », histoire de montrer aux vingt-sept partenaires qu’elle n’entendait pas signer un accord à n’importe quel prix. Du côté de Bruxelles – mais aussi de Paris, avec la préparation d’ordonnances « au cas où » il faudrait faire face à une rupture sans accord – on affirme également être prêt « à tous les cas de figure ».
Tout porte à croire que dans les semaines qui viennent, où les négociations entre Londres et Bruxelles vont s’accélérer, les tensions vont s’aviver, avant que ne soit trouvé, in extremis, un accord
En réalité, tout porte à croire que dans les semaines qui viennent, où les négociations entre Londres et Bruxelles vont s’accélérer, les tensions vont s’aviver, avant que ne soit trouvé, in extremis, un accord dont les grandes lignes pourraient être approuvées au Conseil européen du 18 octobre, et validées en novembre. A moins que ces dates butoirs soient même reculées encore un peu.
Car les dirigeants de l’UE ne peuvent sortir de cette contradiction : d’un côté tenter d’arracher l’accord le plus défavorable à Londres, pour bien montrer que ceux qui ont voulu partir sont durement punis – sous entendu : avis aux amateurs suivants ; mais d’un autre côté, les grandes firmes aussi bien britanniques qu’allemandes ou françaises n’ont rien à gagner à plomber le commerce entre les deux côtés de la Manche.
Tout cela promet des rebondissements, manœuvres et coups de théâtre. Mais finalement, la sortie voulue par une majorité de Britanniques aura bien lieu.
Et ce ne sera sans doute que la première d’une longue série.
Dans la prochaine édition de Ruptures à paraître fin octobre, le point et une analyse complète des perspectives du Brexit après le Conseil européen prévu le 18 octobre. Pour recevoir cette édition, il n’est pas trop tôt – ni trop tard… – pour s’abonner.