Après le vote ouvrier massif visant à assurer le Brexit, le premier ministre britannique a confirmé, dans son discours inaugurant la session parlementaire, vouloir tourner le dos à l’austérité
Une semaine a passé depuis les élections du 12 décembre au Royaume-Uni, et l’on mesure désormais non pas seulement l’ampleur du triomphe de Boris Johnson, mais aussi la profonde restructuration de la vie politique qui s’amorce.
Deux vedettes ont émergé : le Brexit, bien sûr, qui était l’enjeu le plus manifeste du scrutin ; et la classe ouvrière, dont le vote a été déterminant pour garantir que celui-ci sera finalement effectif.
Les citoyens ont transformé les élections en second référendum de confirmation…
Et ce, après trois ans et demi de blocages et de tergiversations devenus insupportables. Le 23 juin 2016 en effet, le verdict était clair : le pays devait reprendre son indépendance. Les efforts conjugués des forces anti-Brexit tant en Grande-Bretagne (au Parlement, en particulier) qu’à Bruxelles espéraient – stupidement – pouvoir s’y opposer. Les citoyens ont transformé les élections en second référendum de confirmation…
Le premier ministre conservateur sortant, Boris Johnson, a mené campagne autour d’un argument majeur : j’ai obtenu de haute lutte (en octobre) un accord avec Bruxelles, donnez moi maintenant une majorité qui puisse enfin le ratifier.
Forts de 365 sièges (sur 650), soit un gain de 66 élus, les Conservateurs n’avaient jamais réalisé une telle performance depuis 1987. Avec 43,6% des voix, ils progressent globalement de + 1,2 point par rapport à 2017. Mais c’est essentiellement leur succès dans l’Angleterre laborieuse du nord et du centre, sinistrée après la fermeture de milliers d’usines et des mines, qui a fait la différence.
Dans les cinquante circonscriptions comptant la plus grande proportions d’ouvriers, le parti de M. Johnson augmente son score d’en moyenne 4,7%
Très vite au cours de la soirée électorale, il est apparu que le « mur rouge », ces bastions industriels et populaires des Travaillistes qui s’étendent au Nord du pays et dans les Midlands, cédait à la poussée de la formation de Boris Johnson. Des dizaines de places fortes du Labour viraient au bleu (la couleur des conservateurs), dont vingt-quatre étaient des fiefs rouges depuis l’après-guerre, voire depuis 1919.
Un « vote de classe » qu’a détaillés le quotidien conservateur The Telegraph. Ainsi, dans les cinquante circonscriptions comptant la plus grande proportions d’ouvriers, le parti de M. Johnson augmente son score d’en moyenne 4,7%. Et dans les cinquante où il y a le moins de « cols bleus », il baisse de 2,9%…
Les classes populaires ont assuré le Brexit
C’est tout sauf un hasard si ce sont les classes populaires qui ont assuré son succès, car ce sont elles qui avaient voté massivement pour le Brexit. Et qui bouillaient d’exaspération que celui-ci ne soit pas encore effectif.
Logiquement et symétriquement, les Travaillistes encaissent leur pire déroute depuis 1935, avec 203 sièges, soit une perte de 42 par rapport à 2017 (32,2%, – 7,8 points). Leur leader Jeremy Corbyn, a d’emblée indiqué qu’il ne conduirait pas la prochaine campagne. Mais il a souhaité engager une réflexion collective avant de passer la main.
Un processus qui pourrait tourner à l’affrontement au sein de ce parti, entre des cadres massivement pro-UE, et certaines figures issues du Nord, qui pointent désormais la déconnexion du Parti d’avec les couches populaires, celles-là mêmes qui ne se sont plus senti écoutées.
M. Corbyn lui-même est accusé d’avoir affiché une position illisible : une renégociation (improbable) avec Bruxelles, puis un nouveau référendum (en précisant qu’il resterait neutre sur ce dernier…). Considéré comme économiquement très à gauche et proposant un programme « anti-capitaliste » (nationalisations, fiscalité), le chef du Labour tenait en revanche un discours pro-ouverture des frontières, un grand écart que ne lui ont pas pardonné les millions d’ouvriers qui votaient traditionnellement travailliste.
Santé, la sécurité, l’éducation, infrastructures…
C’est en réalité tout le camp des anti-Brexit (à l’exception des nationalistes écossais) qui subit une déroute monumentale, encore amplifiée par le système électoral à un tour où c’est le candidat arrivé en tête qui l’emporte. Ainsi, les Libéraux-démocrates passent de 21 à 11 sièges (même si leur pourcentage augmente de 4,2 points, à 11,6%), et leur jeune présidente est elle-même battue dans son fief écossais. Sous son impulsion, son parti a mené campagne en proposant… d’annuler purement et simplement le Brexit, sans même un nouveau référendum.
Sur le plan intérieur, Boris Johnson s’est immédiatement félicité de son mandat « irréfutable, incontestable » pour réaliser la sortie de l’UE, et à appelé à « panser les plaies » en vue de réconcilier la nation. Il a également confirmé ce que seraient ses priorités : la santé, la sécurité, l’éducation ainsi que les infrastructures. Pour ce faire, il entend engager des investissements massifs, et mettre ainsi fin aux politiques d’austérité.
En s’appuyant sur sa plateforme « ouvrière, interventionniste, étatiste, protectionniste et dépensière », M. Johnson peut espérer garder sa nouvelle base ouvrière, note The Telegraph
C’est en s’appuyant sur une telle plateforme « ouvrière, interventionniste, étatiste, protectionniste et dépensière » qu’il peut espérer garder sa nouvelle base ouvrière note le quotidien conservateur The Telegraph. C’est-à-dire bien éloignée des positions ultra-libérales qu’il défendait lorsqu’il était maire de Londres.
Le fera-t-il ? Boris Johnson a souvent passé pour un menteur et un tricheur. Pourtant, le lendemain du scrutin, il déclarait « nous devons comprendre les raisons du tremblement de terre que nous avons déclenché ; nous avons changé la carte politique, il nous reste désormais à changer le parti ». Déjà, le profil des députés Tories tranche avec la législature sortante : le groupe parlementaire est désormais plus provincial, plus jeune, et surtout plus féminin, et d’origine plus modeste.
Son discours programme prononcé (par la reine, conformément à la tradition) en ouverture de la session parlementaire, le 19 décembre, a confirmé nombre de ses promesses, pour les hôpitaux publics, l’éducation les investissements dans les infrastructures. S’il tourne le dos à l’austérité, cela ne réjouira pas les dirigeants européens, car cela constituera un contre-exemple face aux politiques imposées aux peuples du Vieux continent – loin des cataclysmes annoncés.
« Un concurrent à nos portes »
Mais pour l’heure, ce qui préoccupe Bruxelles et les capitales européennes concerne la manière dont le pays va quitter l’UE. Certes, l’accord de divorce va désormais être ratifié mais une nouvelle négociation va s’ouvrir sur le futur traité de coopération entre l’UE et Londres, notamment en matière commerciale.
Beaucoup, à Bruxelles, redoutent que le Royaume-Uni choisisse de diverger des règles européennes, et devienne de ce fait « un concurrent à nos portes », selon la formule d’Angela Merkel. Dans ce cas, il ne pourra y avoir de libre échange complet ont martelé les Vingt-sept réunis les 13 et 14 décembre en sommet.
La loi exclura explicitement toute prolongation de la période de transition au-delà du 31 décembre 2020, au grand dam de Bruxelles
Le Conseil européen a mandaté la Commission pour établir un mandat de négociation en leur nom. Celui-ci devrait être prêt au 1er février. Il ne restera alors qu’onze mois entre la sortie fixée au 31 janvier, et la fin de la « période de transition » prévue jusqu’au 31 décembre par l’accord de divorce, pendant laquelle les règles européennes continuent de s’appliquer, notamment en matière de circulation et de douane.
C’est bien trop court pour négocier un traité de libre échange très complexe, font valoir les experts. On va y arriver, affirme au contraire M. Johnson, qui vient de confirmer sa promesse : la loi de transposition de l’accord de divorce en droit anglais exclura explicitement toute prolongation au-delà du 31 décembre 2020, au grand dam de Bruxelles.
Alors, tentera-t-il de maintenir un rapport commercial très étroit avec l’UE ? Optera-t-il pour concurrencer celle-ci de manière « agressive » ? Négociera-t-il avec Donald Trump un « énorme accord commercial plus juteux (…) qu’avec l’UE », selon le Tweet de félicitation enthousiaste que la Maison-Blanche a immédiatement envoyé ?
Le simple fait d’avoir le choix est déjà une remarquable conséquence du Brexit…
Analyse de l’élection et des perspectives dans l’édition de Ruptures parue le 18 décembre