Alors que les dirigeants européens soutiennent ouvertement Emmanuel Macron pour « faire barrage au fascisme » en France, les mêmes veulent laisser ouverte la perspective d’adhésion à l’UE de la Turquie, où sévit une répression féroce et où se profile un régime autocratique.
Le 1er mai, le président turc, Recep Tayyip Erdogan, a une nouvelle fois évoqué l’éventualité d’une consultation populaire portant sur l’adhésion de son pays à l’Union européenne. Il n’en a pas précisé la date, mais il a en revanche indiqué que ce pourrait être une « référendum à la manière de celui sur le Brexit ».
La comparaison peut paraître étrange. Le Royaume-Uni est membre de l’UE depuis 44 ans, alors que la Turquie a longtemps réclamé – sans succès – d’y entrer. La première candidature date de 1961. Les négociations formelles entre Bruxelles et Ankara ont été officiellement lancées en 2005.
Mais elles sont depuis un certain temps au point mort. Notamment depuis que le président Erdogan nourrit des ambitions néo-ottomanes : renouer avec l’empire déchu à la fin de la Première guerre mondiale, en liquidant les fondements laïques de la Turquie moderne créée par Mustapha Kemal en 1923.
Une importante étape a été franchie le 16 avril dernier, avec la victoire du Oui au référendum constitutionnel accordant au président des pouvoirs quasiment sans limite : disparition du poste de Premier ministre, désignation par le chef de l’Etat de vice-présidents, contrôle par ce dernier du pouvoir judiciaire, transformation du Parlement en chambre d’enregistrement… D’ores et déjà, le président va pouvoir légalement (re)devenir le chef de son propre parti ; et désigner le Haut conseil chapeautant juges et procureurs.
Mais cette victoire a eu un goût amer pour le maître du Bosphore. D’abord par son étroitesse : là où il espérait un plébiscite au-delà de 60% des suffrages, il n’a finalement obtenu que 51,3%, et ce, malgré une propagande omniprésente et une intimidation permanente des partisans du Non.
Ensuite, le résultat est entaché de forts soupçons de tricherie. Les témoignages se sont multipliés à cet égard, notamment dans les endroits où le dépouillement n’a pas été public et s’est déroulé sous le contrôle d’hommes en armes.
Il faut ajouter à cela des dizaines de milliers d’emprisonnements, y compris de députés et de journalistes, ainsi que des restrictions sans précédent à la liberté de la presse
C’est que le pays vit sous le régime de l’état d’urgence. Ce dernier, qui vient d’être prorogé, avait été instauré au lendemain de la tentative avortée de putsch militaire du 15 juillet 2016. Depuis, sous couvert de lutte contre les auteurs et les complices du putsch, plus de 100 000 fonctionnaires « suspects » ont été licenciés. Une nouvelle vague de près de 4 000 limogeages a été rendue publique le 29 avril, qui a suivi la mise à pied de 6 000 agents publics en janvier… Ce sont ainsi des dizaines de milliers de policiers, militaires, mais aussi juges, agents des impôts, enseignants, universitaires et chercheurs qui se retrouvent mis au ban de la société sans ressource, et sans recours.
Il faut ajouter à cela des dizaines de milliers d’emprisonnements, y compris de députés et de journalistes, ainsi que des restrictions sans précédent à la liberté de la presse. Les militants de gauche et de nombreux syndicalistes sont également sous le coup d’une répression de masse.
La réalité turque ressemble fort au « danger fasciste »
Bref, un tableau dont la réalité ressemble fort au « danger fasciste » et à « la menace sur la République » qui s’abattraient sur l’Hexagone au cas où Marine Le Pen serait élue – c’est en tout cas la thèse des partisans et des ralliés d’Emmanuel Macron…
Les appels en faveur de ce dernier fleurissent donc au sein de la classe politique et de la « société civile » françaises (et bien sûr du Medef), mais aussi de la part des élites de l’UE. Pour la première fois, le président de la Commission européenne, de même que la chancelière allemande (et tant d’autres, notamment Alexis Tsipras), s’immiscent ouvertement dans la politique intérieure d’un Etat membre.
Le social-démocrate allemand Sigmar Gabriel a rappelé que son pays était « totalement opposé » à stopper formellement les négociations avec la Turquie
Or, surprise, ce sont les mêmes qui font assaut d’indulgence vis-à-vis de Recep Tayyip Erdogan. Lors d’un Conseil des ministres européens, le 28 avril, seul le chef de la diplomatie autrichienne a plaidé en faveur de l’arrêt formel du processus d’adhésion de la Turquie à l’Union européenne. Ses collègues ont marqué une position inverse.
Ainsi, le social-démocrate allemand Sigmar Gabriel a rappelé que son pays était « totalement opposé » à stopper formellement les négociations. Pour la France, Jean-Marc Ayrault a martelé que la Turquie était « trop importante » pour que l’UE rompe les discussions : « personne ne veut de rupture avec Ankara ». La chef de la diplomatie de l’UE, Federica Mogherini, est allée dans le même sens. Il est vrai qu’à Bruxelles et à Berlin, on veut à tout prix préserver l’accord signé avec Ankara concernant les migrants que la Turquie s’est engagée à retenir chez elle.
Bref, il faut « faire barrage » au (supposé) danger fasciste en France ; mais ménager le président turc qui est en passe d’installer ouvertement dans son pays un autoritarisme répressif (réel) qui pourrait bien s’en rapprocher…
Erratum : dans une version précédente de cet article, il était indiqué – à tort – que les manifestations du 1er mai avaient été interdites. En réalité, l’interdiction concernait la célèbre place Taksim d’Istanbul, haut lieu traditionnel de la contestation, notamment lors du mouvement populaire de 2013. Des incidents violents s’y sont à nouveau déroulés ce 1er mai 2017, alors que le centre ville était quadrillé par 30 000 policiers. Nous présentons nos excuses à nos lecteurs.