Le 27 avril, la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE) a rendu un arrêt contre la France, invalidant une initiative pour lutter contre la fraude au travail détaché. S’appuyant sur cette décision, la compagnie aérienne Ryanair, condamnée à deux reprises par des tribunaux français pour « travail dissimulé », réclame le remboursement de 15 millions d’euros. Illustration chimiquement pure de la façon dont l’UE favorise le dumping social.
Un différend vieux de dix ans opposait la Sécurité sociale française à la succursale suisse d’un croisiériste allemand, A-ROSA Flussschiff. À la suite d’un contrôle effectué en 2007, l’Urssaf avait mis en cause l’entreprise pour avoir employé, sur des navires affectés sur le Rhône et la Saône, 91 travailleurs détachés sous contrat suisse (services administratifs et ressources humaines étant en territoire helvète).
Arguant que l’activité s’exerçait de façon « permanente et exclusive » en France, Paris estimait que le statut de travailleur détaché n’était pas légal – les missions sont nécessairement temporaires dans ce cadre – et que les salariés devaient donc être rattachés à la Sécurité sociale française. Un redressement de 2 millions d’euros (pour défaut de paiement de cotisations patronales) avait été adressé à l’entreprise allemande. Quant aux certificats de détachement, ils avaient été suspendus.
Contestant le redressement en justice, A-ROSA Flussschiff avait perdu son recours en première instance et en appel. La Cour de cassation fut ensuite saisie ; celle-ci, avant de se prononcer, avait décidé d’adresser à la Cour de justice de l’UE une « question préjudicielle » pour recueillir son avis sur le fond de l’affaire : la France est-elle tenue de respecter les certificats de détachement même si l’Urssaf constate une fraude au travail détaché ? On pourrait croire que la réponse est dans la question, mais ce serait mal connaître la « logique » européenne.
La justice européenne sacralise les certificats de détachement
Ces certificats sont des documents que le pays d’origine a l’obligation d’émettre avant le début de la mission pour attester de l’affiliation du travailleur détaché à la Sécurité sociale. En effet, si les entreprises qui ont recours au système du travail détaché – créé par une directive européenne de 1996 – doivent appliquer le droit du travail du pays d’accueil (salaire, temps de travail, etc.), les cotisations patronales restent celles du pays de départ.
Comme les traités l’imposent, le droit européen prime le droit français et favorise le moins-disant social.
La justice européenne a finalement donné raison à A-ROSA Flussschiff, jugeant que les autorités françaises n’avaient pas le droit de suspendre unilatéralement les certificats et auraient dû discuter de leur validité avec la Suisse en utilisant les dispositifs de conciliation. Paris, qui contestait l’efficacité de ceux-ci et affirmait vouloir lutter contre « la concurrence déloyale ainsi que le dumping social », se voit rabroué par la CJUE, soucieuse de défendre le dogme de la libre circulation de la main-d’œuvre et des services.
Comme les traités l’imposent, le droit européen prime le droit français et favorise le moins-disant social.
Ryanair exulte
L’arrêt de la CJUE était à peine connu que la compagnie aérienne irlandaise à bas coût Ryanair s’en saisissait pour contester les cotisations patronales et les amendes qu’elle avait dû payer à la France dans une affaire de fraude au travail détaché.
Condamnée à deux reprises par des tribunaux français pour « travail dissimulé » concernant son personnel navigant (sous contrat irlandais) basé à l’aéroport de Marseille-Provence, l’entreprise avait été contrainte de payer 10 millions d’euros au titre de l’affiliation des employés à la Sécurité sociale française, ainsi qu’une amende de 5 millions d’euros.
Comme le précise cet article de La Tribune, « l’activité du personnel de Marseille n’a pas été enregistrée au registre du commerce ni à l’Urssaf. Ryanair n’a pas rempli non plus de déclaration fiscale en France ni appliqué à ses employés la législation française du travail. » Le Grand Chelem du dumping social, en somme.
Les cotisations patronales étant faibles en Irlande, l’entreprise bénéficie d’un avantage comparatif considérable vis-à-vis de ses concurrentes rattachées à un pays dans lequel le prix du travail est plus élevé, en France par exemple. Il s’agit d’un cas manifeste de dumping social permis, et même encouragé, par Bruxelles.
Ryanair, qui se plaignait d’avoir payé deux fois – en Irlande et en France – l’assurance maladie des employés concernés, se félicite de la décision de la CJUE dans le cas A-ROSA, qu’elle rapproche de son propre litige avec l’Urssaf.
« On peut craindre que la décision de la justice européenne ne complique plus encore la lutte contre la fraude au détachement et qu’elle porte un rude coup aux salariés qui, eux, n’ont pas la possibilité de contester les certificats » – Jean-Jacques Gatineau, avocat de l’Urssaf dans le dossier A-ROSA
Dans un communiqué triomphant, la compagnie aérienne estime que l’arrêt « confirme que la Sécurité sociale française a agi illégalement au cours des 10 dernières années en taxant doublement Ryanair et ses employés [sic] qui étaient temporairement [pendant des périodes de plus de trois ans…] basés à Marseille, mais qui avaient déjà entièrement payé leur assurance sociale en Irlande conformément à la réglementation de l’Union européenne ».
L’entreprise euro-enthousiaste est pressée de récupérer « son » argent : « nous espérons que les autorités françaises procèderont rapidement à ces remboursements, étant donné que leurs tentatives de contraindre Ryanair à payer deux fois l’assurance sociale en violation des règles de l’UE ont été abrogées par cette très bonne décision de la CJUE ». C’est ce qui s’appelle être près de ses sous. Cela dit, le droit européen lui étant favorable, on ne peut guère être surpris par l’attitude de la compagnie à bas coût.
L’UE entrave la lutte contre la fraude et le dumping social
Fabienne Muller, maître de conférences en droit social à l’université de Strasbourg, a déclaré à La Croix : « Cette décision risque d’encourager la fraude. La France ne va pas oser recommencer à condamner unilatéralement, et les autres pays vont s’aligner sur l’avis de la CJUE. »
Allant dans le même sens, Jean-Jacques Gatineau, l’avocat de l’Urssaf dans le dossier A-ROSA, a dit au Monde qu’ « on peut craindre qu’elle [la décision de la justice européenne] ne complique plus encore la lutte contre la fraude au détachement et qu’elle porte un rude coup aux salariés qui, eux, n’ont pas la possibilité de contester les certificats. »
Le même article rend compte de l’appréhension d’Hervé Guichaoua, un haut fonctionnaire du ministère du Travail spécialiste du sujet : il estime que, tel qu’il est rédigé, l’arrêt de la CJUE « laisse à penser qu’il vaut également pour les cas d’utilisation frauduleuse ou abusive de certificat de détachement, c’est-à-dire fraude à l’établissement, fausse sous-traitance, trafic de main-d’œuvre et dévoiement de la mobilité internationale intragroupe ».
La « justice » européenne favoriserait donc la fraude, le dumping social et l’exploitation des travailleurs ?… Voilà qui mériterait une plus large publicité.
Heureusement qu’Hercule Macron et son Premier ministre boxeur vont très vite régler tout cela en terrassant le code du travail, chimère repoussante venue du fond des âges.
Laurent Dauré
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