Bien malgré lui, le président est en passe de créer la France insurgée. Derrière les insupportables attaques contre le pouvoir d’achat se profile une idée encore plus grave : il faudrait renoncer au progrès, soi disant pour « sauver la planète ».
Les images de la casse ne devraient pas cacher l’essentiel. Car c’est une première dans l’Histoire de France : jamais un mouvement sans organisateur déclaré ou officieux n’avait rassemblé tant de monde – bien plus de 300 000 participants si l’on prend comme référence le premier grand jour des gilets jaunes, le 17 novembre.
Sur les barrages, près des péages, autour des braseros ont fleuri des drapeaux tricolores ; dans les petits ou grands rassemblements, il n’est pas rare d’entendre la Marseillaise. Et bien souvent, les phrases qui reviennent pourraient être ainsi résumées : « nous sommes le peuple ». Ici et là, il est aussi question de révolution, de sans-culotte.
Celles et ceux qui se sont ainsi engagés, ou bien qui ont apporté leur soutien, sont évidemment très divers. Mais, tous ensemble, ils sont en quelque sorte la France insurgée.
Jamais dans l’Histoire de France un mouvement sans organisateur déclaré ou officieux n’avait rassemblé tant de monde
L’idée d’adopter le gilet fluorescent comme signe de ralliement, qui s’est répandue comme une traînée de poudre, est un trait de génie. Dans le vocabulaire administratif, cet accessoire vestimentaire est dénommé « gilet de haute visibilité »… Bingo !
De la part de certains partis, syndicats ou associations, le mouvement s’est d’abord heurté à des rejets et à des moqueries. Président et gouvernement ont tenté de le minimiser ou de le caricaturer.
Très vite pourtant, il a été difficile de faire le sourd, tant la colère, si longtemps rentrée, est énorme. Colère sociale : on a beau travailler dur, on n’y arrive plus ; colère politique aussi : on a beau renvoyer les sortants, les orientations restent les mêmes.
Pour tenter d’éteindre l’incendie, Emmanuel Macron s’est adressé aux gilets jaunes sur le ton « je vous ai compris » (mais n’est pas de Gaulle qui veut !).
Mais il s’est empressé d’ajouter : « sur les hausses prévues, je ne reculerai pas ».
Bien sûr, il n’a échappé à personne que l’augmentation programmée des taxes sur le carburant a été le déclic, la goutte d’eau qui a fait déborder le vase de l’exaspération. C’est bien le pouvoir d’achat, pris globalement, qui est en cause et au centre du désespoir : comment finir le mois, ne plus survivre, vivre décemment.
Ne pas oublier la goutte de gazole
Mais cette goutte d’eau, ou plutôt cette goutte de gazole, d’essence ou de fuel, il ne faudrait pas l’oublier. Personne ne revendique la suppression du principe des impôts. Mais quels impôts, qui paye, quelle justice, qui bénéficie ?
L’on sait depuis toujours que les impôts « indirects », comme la TVA, sont les plus injustes, parce qu’ils font bien plus contribuer les plus démunis que les plus riches.
Cela vaut particulièrement pour les taxes sur le carburant, qui représentent plus de 60% du prix du litre.
Les augmentations programmées ne sont pas seulement pensées pour racketter encore un peu plus les automobilistes ; elles visent aussi à imposer une « modification des modes de vie »
Or les augmentations programmées ne sont pas seulement pensées pour racketter encore un peu plus les automobilistes ; elles visent aussi et surtout à impulser « un véritable changement des comportements », et même à imposer une « modification des modes de vie ». Ce sont les auteurs mêmes des taxes qui le disent.
C’est pour cela que le maître de l’Elysée ne veut pas céder. Du reste, il s’y est engagé conformément aux exigences de l’Union européenne. C’est cette dernière qui ne cesse de renforcer ses consignes (encore en novembre) en matière de politique « énergie-climat ».
Tout cela parce qu’il faudrait « sauver la planète ». Et là, il y a une ribambelle de partis et de dirigeants de tous bords, y compris parmi les opposants à Emmanuel Macron, qui arrivent en disant : « il ne faut pas opposer le social et l’écologie ».
On nous dit qu’il ne faut pas opposer « ceux qui ont peur de la fin du mois à ceux qui ont peur de la fin du monde ». Eh bien si, il y a bien une opposition. De classe.
Autrement dit, il ne faudrait pas opposer « ceux qui ont peur de la fin du mois à ceux qui ont peur de la fin du monde ».
Eh bien si, il y a bien une opposition. De classe.
Bien sûr, chacun a le droit de penser que la planète est en danger. Mais on devrait aussi avoir le droit de faire preuve d’esprit critique par rapport aux périls qu’on nous brandit. Surtout quand on nous prédit, matin, midi et soir, dans les journaux comme sur toutes les chaînes, les pires des cataclysmes, bref, tout simplement « la fin du monde »…
En outre, que ces alertes soient reprises par un si large consensus politique devrait mettre la puce à l’oreille.
On ne cherche pas seulement à nous faire moins rouler (et moins vite) ; de plus en plus, des villes justifient, au nom de l’environnement, qu’on n’éclaire plus les rues la nuit (ou qu’on coupe l’éclairage de plus en plus tôt) ; ici et là – en milieu rural en particulier – on organise le ramassage de moins en moins fréquent des ordures (parfois toutes les trois semaines !) en expliquant que c’est de la pédagogie pour mieux recycler ; demain peut-être, les compteurs Linky seront capables de dénoncer les criminels qui se chauffent trop…
Et l’on n’a encore rien vu. On le sait peu, mais tout cela est théorisé. Dans le grand quotidien Le Monde (21/11/18), un philosophe australien qui fait autorité dans ces domaines affirme qu’il faudrait « se résigner à un changement de vie radical ».
Et il se lamente que cette idée ne soit pas très populaire car elle signifie « abandonner le principe fondamental de la modernité, c’est-à-dire l’idée d’un progrès ». Pour le dénommé Clive Hamilton, il faut impérativement « renoncer à l’idée selon laquelle le futur est toujours une version améliorée du présent ». Et le grand quotidien du soir, bible des élites dirigeantes, trouve cette idée si géniale qu’il la reprend et la martèle dans son éditorial.
Derrière le racket à la pompe se cache une idée particulièrement grave : il faudrait renoncer au concept même de progrès.
Et voilà : derrière le racket à la pompe, déjà insupportable, se cache une idée particulièrement grave : il faudrait renoncer au concept même de progrès. Et donc de progrès social, économique, technique, scientifique. C’est-à-dire renoncer à ce qui est l’un des fondements de l’histoire de l’humanité : faire en sorte que les générations à venir disposent de plus et mieux que les générations présentes.
C’est sans doute le signe que le système est en bout de course. Il est de moins en moins capable de faire de la croissance, de produire des richesses (autrement qu’en surexploitant de la main d’œuvre à bas prix à l’autre bout du monde, en délocalisant à tout va)… Il est tout juste bon à faire enfler la finance. Et à inventer l’idéologie de la régression qui va avec.
Sans doute les maîtres du pays, partisans et acteurs de la mondialisation, espèrent que les insurgés d’aujourd’hui ne chercheront pas les responsables, les responsabilités, et les idéologues qui les inspirent. Macron et ses amis devraient pourtant se méfier. Car les gilets jaunes, ça réfléchit.
C’est même fait pour ça.
Pierre Lévy
rédacteur en chef du mensuel Ruptures