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Pourquoi devons-nous résister aux provocations envers le Kremlin lancées par les opposants de Trump ?

Nous proposons ci-dessous en tant que tribune la traduction d’un article de l’universitaire Stephen F. Cohen publié sur le site Internet de l’hebdomadaire américain The Nation (22 février 2017). Il prend un sens supplémentaire après le bombardement américain en Syrie, celui-ci mettant un peu plus à mal la théorie conspirationniste martelée dans les médias dominants selon laquelle Donald Trump serait grosso modo une marionnette de Vladimir Poutine. (Ruptures)

Les allégations liées à la Russie ont créé une atmosphère d’hystérie comparable au maccarthysme.

Le tsunami bipartisan, qui émane de presque tout l’éventail politique, d’allégations factuelles non vérifiées selon lesquelles le président Trump a été « compromis » dans un esprit d’insurrection par le Kremlin, sans aucune réaction opposée non-partisane de médias influents politiquement, ou si peu, est vraiment alarmant. Commencé mi-2016 par la campagne des Clinton et incarné par les chroniqueurs du New York Times (qui font état d’un régime « Trump-Putin » à Washington), repris de façon assourdissante par MSNBC et par les commentateurs partiaux de CNN, l’exercice s’érige maintenant en une nouvelle hystérie McCarthyite. De telles pratiques politiquement pernicieuses doivent être dénoncées d’où qu’elles viennent, que ce soit de la part des conservateurs, des libéraux ou des progressistes.

Les accusations sont dirigées par des forces politiques avec des agendas différents : le clan Hillary Clinton du Parti démocrate, qui veut maintenir son emprise sur le parti en insistant sur le fait qu’elle n’a pas perdu l’élection mais qu’elle lui a été volée par le président russe Vladimir Poutine au bénéfice de Trump ; par les ennemis de la détente proposée par Trump avec la Russie, qui veulent le discréditer, lui comme Poutine ; et par les républicains et les démocrates abasourdis par le fait que Trump a pris part à l’élection et l’a remportée presque sans l’aide des partis, menaçant ainsi le système bipartite en place. Quelle que soit la motivation, les calomnies qui en ont résulté contre Trump, appelant déjà à sa destitution, posent de graves menaces à la sécurité américaine et internationale ainsi qu’à la propre démocratie américaine.

Jusqu’à présent, aucun fait n’a été présenté pour étayer les accusations. (Sans faits, nous sommes tous voués à l’incurie professionnelle ou pire encore.) Une enquête impartiale pourrait rechercher de tels faits, pour autant qu’ils existent, et devrait ensuite les évaluer objectivement, mais l’environnement politique actuel la rend impossible, ne laissant place qu’à une chasse aux sorcières.

Pour l’instant, six accusations se présentent comme preuve que Trump a été « mouillé », ou pire encore, par le Kremlin :

1. Le président n’a pas tari d’éloges au sujet de Poutine. Tout ce que Trump a dit à cet égard, c’est que Poutine est « un dirigeant puissant », « très intelligent » et qu’il serait bon « de coopérer avec la Russie ». Ce ne sont que des affirmations pragmatiques exactes. Elles ne font que pâle figure face aux paroles chaleureuses des anciens présidents américains s’agissant de dirigeants russes, y compris ceux de Franklin Roosevelt sur Joseph Staline, ceux de Richard Nixon sur Leonid Brezhnev et, en particulier, ceux de Bill Clinton sur Boris Eltsine que Clinton a comparé favorablement à George Washington, Abraham Lincoln et Franklin Roosevelt. Ce n’est que dans le contexte de la diabolisation acharnée de Poutine par les médias politiques américains que les « éloges » de Trump pourraient être considérées comme dithyrambiques. Par contre, à l’inverse de pratiquement toutes les personnalités politiques américaines et des médias dominants, Trump refuse tout simplement de dénigrer Poutine, de le qualifier comme un « tueur » d’ennemis personnels, ce qui n’est étayé par aucune preuve.

2. On reproche à Trump et à ses associés d’avoir fait des affaires en Russie, avec des « oligarques » russes. Peut-être, mais il en est de même avec de nombreuses grandes sociétés américaines, dont Boeing, Pfizer, Ford, General Electric, Morgan Stanley, McDonald’s et Starbucks. Leurs partenaires russes sont souvent des « oligarques ». En outre, contrairement à de nombreuses chaînes hôtelières internationales, Trump a tenté d’imposer sa marque en Russie, mais n’a pas réussi. Les « ressources russes » dont parlait son fils semblent avoir été de vendre des immeubles en copropriété aux États-Unis à des Russes nantis recherchant une marque de luxe : peu convaincant pour sanctionner. on dit que si les déclarations d’impôt de Trump sont révélées, cela mettrait en évidence la funeste influence russe. Peut-être, mais compte tenu des documents financiers d’actionnariat qu’il a rendus publics, cela semble peu probable. Quoi qu’il en soit, cela reste une accusation et non un fait.

3. Le « partenaire » de Trump, plus simplement son directeur de campagne, Paul Manafort, aurait été « pro-russe » lorsqu’il a conseillé le président ukrainien Viktor Ianoukovitch, destitué ensuite inconstitutionnellement lors de la « révolution » de Maïdan en février 2014. Cela n’a aucun sens. Politologue professionnel, Manafort était probablement bien payé, comme d’autres experts électoraux américains embauchés à l’étranger. Mais il semble avoir exhorté Ianoukovitch à pencher en faveur du mauvais accord de partenariat avec l’Union européenne et à renoncer à la Russie, ce que fit Ianoukovitch, afin de gagner les voix des Ukrainiens en dehors de sa circonscription dans les régions du sud-est. (Ianoukovitch, que Poutine exécrait pour cette raison et d’autres, était tombé en disgrâce auprès du Kremlin jusqu’à fin 2013.)

4. Un « dossier » censé montrer comment le Kremlin pouvait faire chanter Trump a fait l’objet d’une fuite et remis à CNN qui l’a publié sur BuzzFeed. Rédigé par un ancien responsable du renseignement spécialisé dans le dénigrement politique, ce document d’une trentaine de pages est une compilation d’inepties anodines, non vérifiées, du genre de celles que l’on trouve en vente à Moscou et ailleurs. Plus récemment, CNN a annoncé avec véhémence que ses propres limiers avaient « confirmé » certains éléments du dossier, mais jusqu’à présent aucun qui compromette réellement Trump.

5. Le cœur des accusations contre Trump était, et reste, que Poutine a ordonné le piratage du Comité national démocrate et la diffusion par WikiLeaks des courriels volés afin de saper la campagne de Clinton et d’installer Trump à la Maison Blanche. Un résumé de ces « faits » a été présenté dans un rapport déclassifié publié par la « communauté du renseignement » et largement évoqué en janvier. Bien que cela soit rapidement devenu une évidence pour les ennemis politiques et médiatiques de Trump, rien ou presque dans le rapport n’est probant. Environ la moitié sont des « analyses » basées sur des motifs supposés et non sur des preuves factuelles d’une action réelle du Kremlin pour le compte de Trump. L’autre moitié est constituée par les jérémiades habituelles à propos du réseau de télévision RT, financé par le Kremlin, qui, au pire, s’apparente à une sorte « d’exutoire de propagande » au-dessus de la moyenne. En outre, un certain nombre de cyber-experts américains insistent sur le fait que les pirates d’État russes n’auraient laissé aucune trace, comme le renseignement américain le prétend. En effet, le groupe Veteran Intelligence Professionals for Sanity (composé d’anciens professionnels du renseignement) estime que les documents du Parti démocrate n’ont pas été piratés mais ont plutôt fait l’objet d’une fuite par une personne bien placée. Cela n’avait donc rien à voir avec la Russie. (La CIA et le FBI étaient « très confiants » à propos des conclusions du rapport, mais l’Agence de sécurité nationale (NSA), qui a la capacité à elle seule de surveiller tous les courriels, n’était que « modérément confiante »). De surcroît, lors de sa dernière conférence de presse présidentielle, Barack Obama a qualifié le scandale du Parti démocrate de fuite et a déclaré qu’il ne connaissait pas le rôle exact de WikiLeaks dans celui-ci, malgré les allégations de ses propres agences de renseignement. Il n’est pas certain non plus que Poutine aurait pris un tel risque afin de favoriser l’imprévisible Trump. À en juger par les débats dans les journaux russes, proches du Kremlin, il y avait un sérieux doute quant à savoir lequel des candidats américains serait meilleur (ou moins mauvais) pour la Russie.

6. Enfin, il y a le fait du renvoi du général Michael Flynn au poste de conseiller à la sécurité nationale de Trump, au prétexte d’avoir été en communication avec l’ambassadeur de Russie quant aux sanctions imposées par Obama juste avant son départ de la Maison Blanche et l’investiture de Trump. Pour autant que l’on sache réellement, Flynn n’a rien fait d’inouï ou de compromettant. Selon Jack Matlock, ambassadeur auprès de la Russie pour les présidents Reagan et Bush, les communications, y compris les réunions, entre des représentants des présidents américains élus et les capitales étrangères, notamment Moscou, ont toujours été une « pratique courante » : Matlock avait déjà organisé des réunions à Moscou pour l’équipe de transition du président élu Carter. De plus, le propre conseiller pour la Russie d’Obama, M. Michael McFaul, a déclaré récemment au Washington Post qu’il s’était rendu en 2008 à Moscou, avant même les élections de cette année, pour des entretiens avec des responsables russes. Le Washington Post a laissé entendre qu’il s’agissait d’un « contact approprié ». Ce qui semble aussi être le cas de Flynn, bien que peut-être maladroit. En effet, si le but de Flynn était de persuader le Kremlin de ne pas surréagir aux sanctions de dernière minute d’Obama, qui étaient accompagnées d’une menace hautement provocatrice de lancer une cyberattaque sur Moscou, son appel était sage et dans l’intérêt national de l’Amérique.

En réalité, ce n’est pas Poutine qui menace la démocratie américaine, mais plutôt ces allégations provocatrices envers le Kremlin contre le président Trump. Ce n’est pas Poutine qui met en danger la sécurité américaine et internationale, mais plutôt les ennemis politiques de haut niveau et les services secrets opposés à la détente. De même, ce n’est pas Poutine qui mine les médias américains par de « fausses nouvelles ». Et ce n’est toujours pas Poutine qui sabote le processus politique américain, mais plutôt les fuites des renseignements américains qui sont en guerre contre leur propre président.

Le président Eisenhower a finalement arrêté Joseph McCarthy. Qui arrêtera le nouveau maccarthysme avant qu’il ne se répande davantage au « cœur de la démocratie », tellement vénérée par les libéraux et les progressistes ? Les faits pourraient bien y parvenir. À défaut, seuls restent l’éthique professionnelle, la décence et le patriotisme.

Stephen F. Cohen (professeur émérite d’études russes  – Université de New York et Université de Princeton –, spécialiste de la Russie soviétique et des relations russo-américaines)

Traduction de l’anglais (États-Unis) par Philippe Maillard, relecture par Jean-Baptiste Villemur. Remerciements à The Nation pour nous avoir autorisés à reproduire ce texte.

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