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Escalade hypocrite entre Ankara et Bruxelles

manifestants turcs à Rotterdam

Les noms d’oiseau volent bas entre Ankara et certains pays de l’UE. L’escalade verbale s’est accélérée depuis quelques jours.

En cause : la volonté des dirigeants turcs de faire campagne à l’étranger en faveur du Oui au référendum prévu en Turquie le 16 avril. Le président Recep Tayyip Erdogan entend, ce jour-là, faire approuver son projet de modification constitutionnelle qui, s’il était adopté, lui conférerait un pouvoir quasi-despotique.

Alors même que les partisans du Oui disposent d’une écrasante supériorité médiatique et institutionnelle, le scrutin s’annonce serré. Un des enjeux sera le vote des Turcs résidant à l’étranger et qui ont gardé leur nationalité. Les ministres ont donc été mobilisés pour animer réunions et meetings dans différents pays où ces derniers vivent nombreux.

C’est notamment le cas de l’Allemagne, de l’Autriche, des Pays-Bas. En France, le ministre des Affaires étrangères turc a été autorisé sans état d’âme à réunir publiquement ses partisans à Metz, le 12 mars. En Allemagne en revanche, plusieurs initiatives de masse ont été interdites par les autorités locales, officiellement pour des raisons de sécurité.

Le président Erdogan n’a pas hésité à qualifier ces refus de « méthodes nazies ». Dans des interventions répétées, il a dénoncé le « fascisme » dont feraient ainsi preuve les dirigeants allemands.

Dernière cible en date : Mark Rutte, le Premier ministre néerlandais, qui a empêché le chef de la diplomatie turque d’atterrir, alors qu’il s’apprêtait à tenir meeting à Rotterdam. Le ministre de la Famille avait pour sa part pénétré aux Pays-Bas en voiture… et a été raccompagnée de force à la frontière allemande. Une telle fermeté s’explique sans doute par l’approche du scrutin du 15 mars dans ce pays : M. Rutte a pour principal adversaire Geert Wilders, dont l’un des thèmes favoris est le combat contre l’islam.

De même, en Turquie, nombre d’observateurs ne doutent pas que M. Erdogan multiplie les grossières provocations calculées contre Berlin ou La Haye dans l’espoir de rallier à lui les électeurs turcs du camp ultranationaliste. Une tactique qui semble porter ses fruits.

Question de principe

Dans une telle situation – à bien des égards inédite – deux remarques peuvent être formulées.

La première relève d’une question de principe. L’activité politique portant sur les enjeux internes d’un pays et menée sur le territoire d’un Etat tiers était, jusqu’à présent, considérée comme illégitime et à bannir. Il est pour le moins surprenant que fort peu de responsables le rappellent.

Cette exclusion de principe repose – devrait-on dire reposait ? – sur deux fondements étroitement liés : le respect de la souveraineté de chaque pays ; et la sauvegarde de relations internationales pacifiques.

Car si les affrontements nationaux devaient s’exporter au-delà des frontières, comment n’interféreraient-ils pas sur les enjeux politiques des pays tiers qui en deviendraient ainsi le réceptacle ? A fortiori si des forces, dans ces derniers, s’avisaient de les instrumentaliser pour leurs propres objectifs…

Et il n’est pas besoin d’être expert pour imaginer à quel point les relations internationales seraient rapidement gangrénées dès lors que les gouvernements seraient tentés d’influer en faveur de tel ou tel camp à l’occasion d’un scrutin d’un pays voisin (ou plus lointain). Une perspective qui favoriserait à l’évidence l’ingérence de tous chez tous, avec les conséquences déstabilisatrices inévitables. Comme si cette tendance à se mêler des affaires des autres ne faisait déjà pas assez de dégâts aujourd’hui…

Politique répressive accentuée

La seconde remarque, plus circonstancielle mais non moins importante, concerne l’hypocrisie des uns et des autres.

Du président turc, d’une part, qui n’hésite pas à se poser en défenseur des « droits de l’Homme » et de la liberté d’expression, alors que sa politique répressive s’est brutalement accélérée au lendemain du coup d’état avorté du 14 juillet 2016. Depuis cette date, plus de 120 000 agents publics – du modeste fonctionnaire au juge de la Cour suprême – ont été révoqués, ce qui les place de fait en dehors de la société, sans ressource et bannis ; près de 40 000 citoyens sont incarcérés en attente de jugement ; des dizaines d’organes de presse et de télévisions ont été fermés, près d’une centaine de journalistes embastillés… Sont officiellement pourchassés les sympathisants de la confrérie intégriste du prédicateur Fethullah Gülen accusé d’avoir ourdi le putsch ; mais ce sont en réalité des dizaines de milliers de syndicalistes et de progressistes qui sont également dans le viseur.

Par ailleurs, que se serait-il passé si tel pays européen avait autorisé des responsables – par exemple du parti pro-kurde HDP – à faire campagne sur son sol en faveur du Non ? On n’ose imaginer la colère et les représailles du président turc. Il est vrai qu’il s’agit d’une hypothèse d’école puisque de nombreux députés de ce parti sont eux aussi en prison…

Imaginons que Vladimir Poutine limoge plus de 100 000 fonctionnaires, emprisonne 40 000 opposants, ferme des dizaines de médias, qu’il prépare un référendum lui octroyant un pouvoir quasiment illimité et qu’ il envoie ses fidèles aux quatre coins de l’UE…

De l’UE, d’autre part. Car du côté de Bruxelles, le moins qu’on puisse dire est qu’on a fait preuve de retenue. Dans un communiqué commun, la chef de la diplomatie européenne et le Commissaire à l’Elargissement ont souhaité « éviter l’escalade et trouver le chemin pour faire baisser les tensions », et appelé Ankara à « se garder de certains propos excessifs ».

Alors imaginons un instant : Vladimir Poutine limoge plus de 100 000 fonctionnaires, emprisonne 40 000 opposants, ferme des dizaines de médias ; il prépare un référendum abolissant la fonction de premier ministre, enlevant les prérogatives législatives aux parlementaires, et lui octroyant un pouvoir quasiment illimité ; il envoie ses fidèles aux quatre coins de l’UE pour promouvoir ce noble projet auprès de ses expatriés ; et traite les éventuels gouvernements récalcitrants de « nazis ».

Très certainement, Bruxelles l’aurait, là aussi, gentiment incité à « se garder de certains propos excessifs ».

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