Culture Opinions

Le grand retour du cinéma politique ?

Cuban Network

Du dernier film de Costa-Gavras à celui d’Olivier Assayas (Cuban Network, programmé pour janvier – affiche ci-dessus), le film politique retrouve sa place sur les écrans français.

Par Serge Regourd, professeur émérite à l’Université de Toulouse 1-Capitole.

Au cours de la période récente, la programmation cinématographique s’est caractérisée par un retour sur les écrans d’un certain nombre de films fondés sur un propos clairement politique, de critique de la société néolibérale contemporaine.

Pour s’en tenir au seul cadre du cinéma français, la tradition du film politique a été, voici quelques décennies, importante autour, en particulier, des films de Costa-Gavras ou d’Yves Boisset. Mais cette tradition a connu un profond reflux au profit d’un cinéma dominé, d’une part, par les logiques proprement commerciales de distraction grand public et, d’autre part, d’un courant cinéphilique, un peu autistique, axé sur les heurs et  malheurs de la petite – ou plus grande – bourgeoisie, des beaux quartiers ou des bobos, de préférence parisiens. De telle sorte que les analyses de l’école de Francfort, en particulier celles d’Adorno, pouvaient tourner à plein régime, illustrant la dégénérescence de la pensée critique à l’heure des médias de masse, au profit d’une pseudo-culture de pur divertissement.

Encéphalogramme politique plat

Le cinéma se manifestant, selon les études statistiques, comme la première pratique culturelle des Français, après la télévision, il était loisible d’établir une articulation – sinon une relation de cause à effet – entre le cours du temps marqué par les tendances à l’individualisme, au sauve-qui-peut, à l’acceptation implicite des dogmes mortifères de la concurrence sans rivage et de la performance managériale s’imposant dans toutes les strates de la régulation sociale, et l’encéphalogramme politiquement plat du cinéma français et européen.

Un cinéma dit d’auteur dont l’imaginaire ne dépasse guère les limites du 7ème arrondissement parisien

Certes, quelques francs-tireurs continuaient régulièrement à brosser le tableau éprouvant du saccage social opéré par les politiques néolibérales, détruisant les liens de solidarité collective, brisant des vies, à l’image de l’infatigable Ken Loach. Mais ces films n’apparaissaient que comme autant de petits canots de sauvetage, éparpillés dans la grande mer de l’industrie du divertissement, dans les marges du vaisseau amiral, compartimenté entre les vestibules de la pure distraction, jusqu’à ses limites les plus affligeantes selon la figure des Tuches, et les salons d’un cinéma dit d’auteur dont l’imaginaire ne dépasse guère les limites du 7ème arrondissement parisien.

Il n’est, peut-être, pas totalement fantaisiste de penser que, de manière évidemment non concertée, mais concomitante, le réveil d’une certaine conscience politique et sociale incarnée par le surgissement imprévu des Gilets jaunes, trouve, selon d’autres voies, un écho en termes de retour d’un cinéma authentiquement politique.

Le cinéma selon Lénine et Roosevelt

Ce cinéma politique apparaît alors lui-même comme un véhicule, sinon un élément, de gestation d’une pensée critique, au sens selon lequel Lénine définissait le septième art comme l’art le plus important pour l’URSS nouvelle, et selon lequel encore, dialectiquement, Roosevelt quelques années plus tard, concevait la conquête des esprits comme préalable à la conquête des marchés : envoyez les films, les produits suivront…

Selon une approche moins conjoncturelle, et plus générique, Gramsci démontra de manière lumineuse comment les défaites politiques sont d’abord des défaites culturelles et sans trahir sa pensée, des défaites de l’imaginaire, domaine dans lequel le cinéma occupe une place centrale.

Conditions d’une renaissance

S’agissant d’avancer l’hypothèse du retour d’un cinéma de critique politique, il convient que plusieurs éléments soient conjointement réunis afin de dépasser la simple situation des petites productions éparses. Car, comme le dit l’adage populaire, une hirondelle ne saurait faire le printemps. Au cours de la période actuelle, ces éléments paraissent bien coagulés avec la prégnance d’un certain nombre de films cumulant la qualité de films d’auteurs, c’est-à-dire d’œuvres bâties sur un point de vue, le succès critique, la reconnaissance médiatique et l’ambition d’un large public sur le terrain même capté par le cinéma proprement commercial.

Nous ne mentionnerons que de manière incidente le J’accuse de Polanski. Son sujet et son traitement sont, certes, de nature politique mais son identité historique ne saurait être confondue avec les narrations politiques des temps présents.

Dans ce mouvement, prennent place les dernières réalisations de ceux qui, précisément, n’ont jamais renoncé à leur assise politique dans un contexte global défavorable. Il s’agit pour eux de poser la question politique à partir de ses traductions sociales, à partir du quotidien meurtri, abîmé, déshumanisé, des gens d’en bas, victimes des conséquences des choix politiques n’obéissant plus qu’aux normes des eaux glacées du calcul égoïste.

Avec l’uberisation, l’exploitation capitaliste connaît une étape nouvelle au regard de laquelle le salariat fait figure de presque paradis

L’on y retrouve Ken Loach dont le titre du dernier film pourrait être le sous-titre du discours officiel de ceux qui nous gouvernent à l’égard du plus grand nombre des gouvernés : Sorry, we missed you (désolé, on vous a oublié). Traduction courtoise en quelque sorte des propos abjects d’un président de la République en exercice qui ose désigner nombre de ses concitoyens comme ceux qui ne sont rien. Avec l’uberisation, l’exploitation capitaliste connaît une étape nouvelle au regard de laquelle le salariat fait figure de presque paradis, de zone en tout cas de sécurité, sinon de confort. Une étape, comme le donne à voir le film de Ken Loach, de négation de la dignité de la personne humaine, de maillon intermédiaire entre salariat et esclavage moderne.

Les ravages de la précarisation, portant délitement du sentiment de solidarité entre les faibles, perte de toute conscience de classe et empressement à se jeter sous la table de festin des dominants pour en récupérer des miettes avec délectation, sont au cœur du dernier film de Robert Guédiguian, Gloria Mundi. Dans quel monde vivront nos enfants au rythme de l’actuelle déflagration sociale ? La question, en forme de déploration blessée, vaut lancement d’alerte politique, d’impératif catégorique de prise de conscience car la mort des apprentis businessmen est au bout du chemin. Comme métaphore de mort sociale de ce qu’il est encore convenu de nommer l’humanité.

Les Misérables constitue un véritable coup de poing dans la gueule des représentations convenues

Selon une autre approche, Les Misérables, premier film de Ladj Ly, cinéaste autodidacte des cités de Montfermeil, constitue un véritable coup de poing dans la gueule des représentations convenues d’un certain cinéma français usurpant sans vergogne les atours détournés de l’exception culturelle. Film hautement politique sur le délabrement avancé du tissu républicain, le surgissement sauvage de modalités de lutte des classes dépourvues de conscience de classe, l’éclatement communautaire, produit du déchaînement aveugle du néolibéralisme, préfigurant la menace d’un nouveau Léviathan selon lequel l’homme est un loup pour l’homme.

Panique dans la Macronie

Cette cécité de ceux qui nous gouvernent, ayant jeté aux orties les missions supposées légitimer leurs pouvoirs – liberté, égalité, fraternité –, explique, selon les informations parues dans les gazettes, que découvrant ce film, le susvisé président de la République, aurait conjointement découvert l’état désastreux des territoires abandonnés de la République – le propre d’un film politique permettant le dessillement des moins préparés – et demandé à ses ministres de proposer quelques solutions d’urgence… Le film, primé au dernier Festival de Cannes, représentera la France dans la course aux Oscars. Tout un symbole sur le retour du cinéma politique.

Mais au-delà de ces films, parmi les plus représentatifs de ce qui veut être signifié ici, témoignant des conséquences sociales de choix politiques, plusieurs autres films correspondant aux critères précédemment évoqués, expriment plus directement ce retour au politique en termes institutionnels.

La Mafia, figure ultime du capitalisme

Ce pourrait être déjà le cas de l’admirable dernier film de Bellochio, Le traître, contant l’histoire du repenti de Cosa Nostra, Buscetta, tant il montre l’interpénétration entre le crime organisé et une partie de la classe politique italienne, en forme de parabole selon laquelle la figure ultime de la jungle capitaliste pourrait bien s’incarner dans l’entreprise mafieuse elle-même, alors débarrassée des derniers oripeaux des contraintes juridiques, comme hyperbole d’un marché libre et non faussé.

Il ne s’agit encore que d’un spectre menaçant, né avec les règles du droit de la concurrence, mais les dégâts déjà produits par celui-ci dans le cadre de l’Union européenne ne sauraient être sous-évalués. Tel est le sujet du dernier film de Costa-Gavras, Adults in the room, à partir du sort infligé à la Grèce.

Une nouvelle tragédie grecque

L’adaptation du livre de l’ancien ministre de l’économie Varoufakis, décrivant les cruelles déconvenues subies par les espoirs politiques non conformes à la doxa libérale, montre, hélas, de manière implacable, à quel point les gouvernants européens, et plus fondamentalement le système dont ils sont les officiants, se moquent éperdument des choix démocratiques des peuples concernés.

Figure de Janus : les conséquences sociales montrées par Guédigian correspondent bien, sur l’autre face, aux causes politiques montrées par Costa-Gavras, annihilant les résultats d’un référendum exprimant pourtant sans ambiguïté les attentes du peuple grec. Expression démocratique aussitôt foulée aux pieds par les dirigeants de l’Union Européenne pour non-conformité aux principes libéraux inscrits dans le marbre des traités non renégociables de l’Union Européenne. De telle sorte que les consultations populaires tendent à devenir un théâtre d’ombres, une cour de récréation dans laquelle s’ébrouent les diverses filiales politiques du système et de supposés opposants réduits à une verbalisation velléitaire, en violation de la définition même de la démocratie, et clin d’œil cynique de l’Histoire, ce au sein même de son berceau athénien.

De Saint-Germain-des-Prés à Cuba

Cette incontestable vague de cinéma politique sera-t-elle pérenne et pourra-t-elle avoir un effet politique dans le champ culturel ? Il apparaît en tout cas, pour conclure sur une note d’espoir, que certains cinéastes parmi les plus représentatifs de la tendance lourde précédemment évoquée, paraissent eux-mêmes être concernés.

Ainsi, en particulier du dernier film d’Olivier Assayas, Cuban Network qui se présente comme la parfaite antithèse de son calamiteux film précédent (Doubles vies), caricature extrême du petit univers germanopratin de l’édition. Comme touché par la grâce de la rédemption politique, son dernier film (sortie prévue en janvier), se présente comme une passionnante enquête sur l’épopée des responsables politiques cubains exfiltrés en Floride pour conjurer les périls des menées terroristes de l’extrême droite américaine, discrètement soutenue par le Département d’Etat. La relation entre Cuba et les États-Unis y est l’objet d’une analyse politique en forme de divine surprise.

 

Les analyses publiées dans la rubrique Opinions constituent des contributions aux débats. Elles n’engagent pas la responsabilité de la rédaction du site.

Cet article est publié par le site de Ruptures. Le « navire amiral » reste cependant le mensuel papier (qui propose bien plus que le site), et ses abonnés. C’est grâce à ces derniers, et seulement grâce à eux, que ce journal peut vivre et se développer.

La qualité du travail et l’indépendance ont un prix…
Abonnez-vous au mensuel, même à titre d’essai !

Partager :