Le mouvement des Gilets jaunes a été populaire – socialement, idéologiquement et par ses références historiques – mais voit aujourd’hui sa mémoire travestie
Par Jérôme Sainte-Marie, politologue et sociologue dont le dernier ouvrage vient de paraître : Bloc contre bloc, Editions du Cerf, novembre 2019
Le phénomène des Gilets jaunes n’est pas encore éteint que le problème de sa mémoire se pose déjà. A vrai dire, cette imbrication ne tient pas qu’à l’accélération du temps sous l’effet des moyens modernes de communication, car le 1er décembre 2018, sur le plateau de l’Etoile nappé de gaz lacrymogène, au pied du monument à toutes les gloires militaires de la France, j’ai pu entendre plusieurs fois posées par les manifestants cette étrange question : « sommes-nous en train de vivre un moment historique ? ».
Il est très probable d’ailleurs que le cadre épique des affrontements des premiers « actes » a contribué à galvaniser les plus ardents des Gilets jaunes, dont on se souvient trop peu qu’ils ont d’abord tenté de préserver la tombe du Soldat inconnu.
Le pire travestissement de leur action ne viendra pas de leurs adversaires déclarés mais de leurs amis proclamés
Le soir même de chaque mobilisation, les participants ne se reconnaissaient guère dans le récit donné par la plupart des médias. Ils pouvaient espérer que le temps leur rendrait justice, et qu’à la sévérité des propos tenus à leur endroit sur les ondes succèderait une approche plus véridique. Je crains qu’ils ne soient déçus, et que le pire travestissement de leur action ne vienne pas de leurs adversaires déclarés mais de leurs amis proclamés.
Une étrange musique
En effet, depuis février, c’est-à-dire le déclin du phénomène GJ dans la rue et sur les ronds-points mais aussi en termes de fréquentation des sites dédiés, une étrange musique se fait entendre. Les Gilets jaunes seraient animés d’une préoccupation écologique profonde, leur revendication première serait l’extension des services publics, ils exprimeraient des revendications spécifiquement féministes et, bien entendu, ils auraient à cœur de lutter ensemble avec les migrants.
La gauche alternative est désormais aussi soucieuse de parler en leur nom qu’elle était attentive à ne pas se montrer à leurs côtés durant les premiers mois
En d’autres termes, ils ressembleraient comme des frères à leurs nouveaux amis, les sociologues et militants de la gauche alternative, désormais aussi soucieux de parler en leur nom qu’ils étaient attentifs à ne pas se montrer à leurs côtés durant les premiers mois.
Cette pièce a déjà été jouée. En France, comme l’a bien décrit l’essayiste américaine Kristin Ross, avec le travestissement de Mai 68 en grande fête libertaire, passant sous silence la grève générale qui a fait, elle, vaciller le régime. En Italie aussi, où quelqu’un comme Toni Negri, compagnon de Daniel Cohn-Bendit dans la campagne pour le « oui » au référendum de 2005, a joué un rôle notable dans la valorisation du mouvement étudiant pour « l’autonomie » aux dépens de la vague d’insubordination ouvrière qui a fait tout l’intensité du Maggio strisciante. C’est pourquoi il est utile de fixer ici quelques traits de ce phénomène inouï qui occupe la France depuis un an.
L’irruption des prolos modernes
Tout d’abord, qui furent les Gilets jaunes, dans le moment où ils tinrent la France suspendue au déroulé de chaque samedi ? L’observation directe, à Paris ou sur quelques lieux de province, indique une représentation massive d’un milieu social rarement mobilisé, nullement syndiqué, faiblement encadré politiquement : les travailleurs pauvres du secteur privé.
L’âpreté des affrontements avec les forces de l’ordre dès novembre 2018 tient pour beaucoup à cette présence d’hommes et de femmes recrus d’humiliations sociales, qui renouaient avec les manifestations combatives de la Lorraine sidérurgiste disparue ou de l’Ouest français, celui des marins-pêcheurs, des ouvriers et des agriculteurs.
Des conversations tenues et des quelques enquêtes sociologiques crédibles disponibles apparaît une population qui compte des indépendants et des salariés, mais tous rassemblés par la modicité de leurs revenus et la précarité de leur statut. L’habituelle clientèle des défilés parisiens n’y était pas. Quelques étudiants, le plus souvent issus de la mouvance nationaliste ou catholique engagée, de très rares représentants du secteur public, peu de personnes se considérant « de gauche », et pour le monde des cadres et des gens aisés, pratiquement personne.
Que ces personnes se soient prises en main, s’organisant pour fixer des points de rendez-vous ou des moyens de transport vers les lieux de rassemblement, établissant un réseau de communication sur Internet, inventant des modes d’action, et même créant des codes culturels spécifiques, tient sans doute à deux choses.
Tout d’abord à l’absence de débouché syndical ou politique dans un quinquennat cadenassé par des institutions électorales ayant propulsé à l’Elysée un homme dont le programme n’avait été véritablement choisi que par 24% des votants, et ayant permis que s’installe une assemblée nationale dont les catégories populaires étaient doublement exclues, puisque pratiquement aucun député n’en est issu et que les formations qui concentrent leur vote y sont marginalisées.
Pour reprendre les catégories de Karl Marx, les différents « actes » ont permis que se constitue une « classe pour soi »
Ensuite, au fait que les Gilets jaunes sont issus d’un milieu assez homogène qui correspond à l’idée que l’on se fait d’une « classe en soi », vu l’origine de leurs revenus et leur place précaire dans l’appareil de production. Pour reprendre les catégories de Karl Marx, les différents « actes » ont permis que se constitue une « classe pour soi ». De ce point de vue, un acquis des Gilets jaunes est le retour sur scène des actifs du privé, eux qui forment une sorte de prolétariat moderne, dans les conditions particulières de notre époque où l’Etat social demeure indéniablement puissant.
Un révélateur des clivages sociaux
Les Gilets jaunes ont été populaires à tous les sens du terme. Leur mobilisation trouva un écho bienveillant dans l’opinion. Au début novembre à la fin décembre 2018, plus des deux tiers des Français, selon l’IFOP, déclarent soutenir ou avoir de la sympathie pour le mouvement des Gilets jaunes. Entre le début janvier et la mi-février, ils demeurent une majorité absolue à le faire. Ensuite, ce sera une majorité relative.
Pour l’institut Opinionway, qui pose de manière binaire la question du soutien, celui-ci culmine à 68% début décembre, puis se positionne entre 43% et 48% à partir de la mi-février, et atteint encore un niveau de 44% début juillet.
Cet appui de l’opinion a été sociologiquement très contrasté
Pour important qu’il ait pu être, cet appui de l’opinion a été sociologiquement très contrasté. L’analyse sur le critère de la classe sociale subjective est particulièrement éloquente. En décembre 2018, juste après « l’acte III » et le saccage de l’Arc de Triomphe, 71% des Français interrogés par l’institut BVA approuvent le mouvement, contre 29% d’un avis inverse. Ceux qui se reconnaissent dans les « classes aisées » ne sont que 52% à le faire, et parmi les « classes moyennes supérieures », ce taux était à peu près le même – 54%. Mais lorsque l’on passe aux personnes disant appartenir aux « classes moyennes modestes », 75% approuvent le mouvement, tout comme 87% de celles s’identifiant aux « classes populaires ». La « classe moyenne » s’estompe lorsque l’on commence à la qualifier.
Il est à noter que cette analyse par classe sociale subjective donne des contrastes bien plus prononcés que les simples catégories INSEE : dans cette étude, 78% des ouvriers et employés soutiennent les Gilets jaunes, au lieu de 63% des retraités et 56% des cadres.
Toutefois, lorsqu’un peu plus tard le mouvement perd de sa popularité, les reliefs sociaux apparaissent davantage. Début janvier 2019, selon l’Ifop, 57% des Français expriment du soutien ou de la sympathie pour les Gilets jaunes – 32% disaient les soutenir et 25% avoir de la sympathie pour eux. En face, 17% y sont opposés et 14% hostiles, soit 31% d’avis négatifs.
En considérant ces deux pôles, le soutien d’un côté, l’opposition au mouvement de l’autre, au regard des catégories agrégées de l’INSEE, le clivage est très simple : 53% des ouvriers soutiennent le mouvement, 10% y sont hostiles ou opposés. Ces proportions sont respectivement de 24% et de 39% parmi les cadres supérieures et membres de professions intellectuelles supérieures.
61% des électeurs de Marine Le Pen soutiennent le mouvement et 50% de ceux de Jean-Luc Mélenchon, au lieu de 7% de ceux d’Emmanuel Macron et 16% de ceux de François Fillon
Les clivages sociologiques sont redoublés par les oppositions entre courants politiques, eux-mêmes très contrastés dans leur composition sociale. Ainsi 61% des électeurs de Marine Le Pen soutiennent le mouvement et 50% de ceux de Jean-Luc Mélenchon, au lieu de 7% de ceux d’Emmanuel Macron et 16% de ceux de François Fillon. Chaque semaine, de l’automne 2018 à l’été 2019, des sondages furent publiés avec le même enseignement, celui de l’évidente détermination sociale du jugement sur la mobilisation du samedi.
Une dimension patriotique singulière
Le changement de composition des rassemblements parisiens à la fin de l’hiver l’a fait un peu oublier, mais quelque chose de nouveau a surgi dans cette mobilisation atypique. Signant ainsi leur radicale différence par rapport aux codes habituels de la contestation sociale, les Gilets jaunes ont recouru à toute une symbolique patriotique intense. Celle-ci se singularise par son épaisseur historique.
Les allusions à la Révolution de 1789 sont bien présentes, qu’illustrent la Marseillaise, quelques bonnets phrygiens, l’invocation des « gueux », les caricatures du président en nouveau monarque et même des guillotines en carton-pâte.
Mais les signes utilisés au sein des cortèges et des attroupements ne renvoient pas seulement à la geste républicaine. Abondent aussi les symboles associés au passé antérieur du pays, mêlant étendards fleurdelisés, bannières des provinces et blasons armoriés des communes. Il n’est pas habituel que l’on entende la Marseillaise entonnée par des manifestants mobilisés sur des revendications sociales, ni que l’on voie parmi eux d’anciens militaires portant béret et arborant leurs décorations, encore moins que cohabitent tranquillement drapeaux royalistes, tricolores et anarchistes.
Cet aspect n’est pas négligeable, car il rend compte d’une part des soutiens reçus bien au-delà de la compréhension des revendications matérielles exprimées, d’autre part de l’affolement qui a saisi les catégories dirigeantes durant quelques journées.
Le bloc élitaire s’était affranchi à son profit du clivage gauche-droite. Il a découvert que les catégories populaires pouvaient également s’en extraire
Le bloc élitaire groupé autour d’Emmanuel Macron s’était affranchi à son profit du clivage gauche-droite. Il a découvert que les catégories populaires pouvaient également s’en extraire. Ce n’est pas pour lui une bonne nouvelle. Ces drapeaux et ces chants nous ont enfin rappelé qu’il n’y a guère eu dans l’histoire contemporaine de révolution sociale qui n’ait comporté une part décisive d’exaltation patriotique. C’est aussi cet alliage réussi par les Gilets jaunes qu’il faut désormais sauver de l’oubli et d’un récit trompeur.
En passant par Juin 1848…
Pour parler de notre époque, il peut s’avérer utile de faire un détour par un passé lointain, mais tellement évocateur, les années 1848-1851, ce que j’ai tenté dans mon livre Bloc contre bloc.
Pour les Gilets jaunes, avec une intensité incomparablement moindre, le parallèle s’impose avec les terribles journées insurrectionnelles de Juin 48, et de ce qu’en dit non pas Karl Marx, mais le très libéral Alexis de Tocqueville. Pour ce dernier en effet, cette tragédie « ne fut pas, à vrai dire, une lutte politique mais un combat de classe, une sorte de guerre servile ».
« Les lieux mêmes où nous nous croyons les maîtres fourmillaient d’ennemis domestiques » – Alexis de Tocqueville
Lorsqu’il rencontre une foule d’insurgés, il note que « ces hommes étaient tous en blouse, ce qui est pour eux comme on sait l’habit de combat mais aussi l’habit de travail », pour conclure que « les lieux mêmes où nous nous croyons les maîtres fourmillaient d’ennemis domestiques ».
Ce ne sera pas une lutte vaine que d’œuvrer à la préservation d’une histoire véridique de ce moment inachevé, en lui préservant sa part énigmatique – le temps des Gilets jaunes.
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Prochaine tribune (à paraître le 22 novembre) :
Eloge de Peter Handke, par Hannes Hofbauer, éditeur autrichien