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Face au déchainement médiatique, hommage à Peter Handke

Peter Handke

Le prix Nobel de littérature a été décerné, le 10 octobre dernier, au grand écrivain autrichien Peter Handke. Depuis, les médias, notamment dans son pays, ne cessent de se déchaîner contre un homme qui a toujours dénoncé le démantèlement de la Yougoslavie.

 

 

Par Hannes Hofbauer, éditeur autrichien, et notamment auteur de Guerre des Balkans, dix ans de destruction de la Yougoslavie, (8ème édition) Promedia Verlag, Vienne

 

« J’aimerais être en Serbie si les bombes tombaient sur la Serbie. C’est chez moi, ici. Je vous promets que si les criminels de l’OTAN bombardent, je viendrai en Serbie ». Ces paroles ont été prononcées par Peter Handke le 18 février 1999, lorsqu’il a été interviewé par la télévision serbe à Rambouillet.

Rambouillet ? C’était dans le château de cette ville des Yvelines que les négociateurs des Etats-Unis et de l’Union européenne, Christopher Hill et Wolfgang Petritsch, avaient tenté, il y a vingt ans, de forcer la partie yougoslave à placer la province du Kosovo sous contrôle international, et à faire de la Serbie-et-Monténégro une zone de déploiement de l’OTAN. L’article 8 de l’oukase qu’ils prétendaient faire accepter à Belgrade stipulait par exemple : « le personnel de l’OTAN (…) pourra circuler librement dans la République fédérale yougoslave entière, espace aérien et eaux territoriales compris ».

Ce chantage était tellement énorme que même l’ancien secrétaire d’État américain Henry Kissinger s’était fendu de ce commentaire ironique : « la Yougoslavie, État souverain, est tenue de transférer la souveraineté sur une province à des forces militaires étrangères. De même, on pourrait demander aux Américains de laisser défiler des troupes étrangères à Alamo pour redonner la ville au Mexique parce que l’équilibre ethnique a changé », conseillait-il ironiquement à son successeur, Madeleine Albright.

Après dix-sept jours de négociations, le chef de la délégation yougoslave, Milan Milutinović, ne pouvait que faire ce constat : « une entourloupe s’était produite. Ils ne voulaient pas d’accord du tout. Tout ce cinéma avait été organisé dans le but d’accepter l’inacceptable ou, si nous ne l’acceptions pas, de faire pleuvoir des bombes »

Les bombes de l’OTAN sont tombées sur la Serbie et le Monténégro. C’était un acte criminel. Et Peter Handke a tenu sa promesse. Il est allé en Serbie.

Un mois plus tard, les bombes sont tombées sur la Serbie et le Monténégro. Le 24 mars 1999, l’OTAN, qui venait d’intégrer trois nouveaux membres – Hongrie, Pologne et République tchèque – a attaqué. Sans mandat de l’ONU. C’était un acte criminel. Et Peter Handke a tenu sa promesse. Il est allé en Serbie.

Un pays qu’il connaissait bien. Dès 1996, alors que le déchaînement anti-serbe déferlait déjà dans la politique occidentale et les médias alignés, il publiait un récit de son voyage hivernal sur le Danube, la Save, la Morawa et la Drina, avec le sous-titre : « Justice pour la Serbie ».

Début 1999, il termina d’écrire la pièce de théâtre Die Fahrt im Einbaum oder das Stück zum Film vom Krieg, dans laquelle il s’élèvait sans équivoque contre les projets des militaires occidentaux, et l’implication des entreprises et ONG, dans la guerre civile en Bosnie.

La première fut jouée au Burgtheater de Vienne le 9 juin 1999, le jour même de la signature d’un traité à Kumanovo, en Macédoine, qui retirait l’Armée populaire yougoslave du Kosovo.

L’affaire du passeport

Le 15 juin 1999, les autorités de Belgrade délivraient un passeport yougoslave à Handke, en signe de remerciement. Rien de secret, bien au contraire : une copie de ce document est exposée depuis des années dans les archives en ligne de la Bibliothèque nationale d’Autriche.

Mais les médias autrichiens feignent aujourd’hui de le découvrir, et ne retiennent plus leur haine contre l’écrivain. Ils dénoncent à nouveau Peter Handke comme ami d’un dictateur serbe assoiffé de sang.

Le quotidien viennois Die Presse (8 novembre) fait ainsi mine de révéler que « le régime Milosevic a délivré en 1999 un passeport au lauréat du prix Nobel de littérature ». Et le Standard surenchérit le même jour en titrant : « Pourquoi Peter Handke n’est peut-être plus autrichien ». En effet, comme la double nationalité n’est autorisée que dans des cas exceptionnels en Autriche, il faudrait désormais examiner si Handke n’aurait pas perdu la nationalité autrichienne en 1999.

Le gouverneur social-démocrate de Carinthie, la région d’origine de l’écrivain, a même officiellement ouvert une « enquête citoyenne » contre Handke. C’est ainsi que la politique et les prétendus médias de qualité au pays des arts traitent leur figure littéraire, qui a reçu les plus hautes distinctions, dont le Nobel cette année.

Manifestement, ils ne lui pardonnent pas d’avoir publiquement regretté la désintégration de la Yougoslavie dans les années 1990 ; et encore moins d’avoir été proche de la personnalité la plus sensée à l’époque, Slobodan Milosevic.

On se souvient que ce dernier est décédé dans une prison de La Haye faute du traitement médical qu’il avait pourtant demandé. C’était le 18 mars 2006. Lors de ses funérailles, Peter Handke prononça notamment ces mots : « le monde, le soi-disant monde, sait tout sur la Yougoslavie, la Serbie. Le monde, le soi-disant monde, sait tout sur Slobodan Milošević. Le soi-disant monde connaît la vérité. C’est pourquoi le soi-disant monde est absent aujourd’hui, et pas seulement aujourd’hui, et pas seulement ici. Le soi-disant monde n’est pas le monde. (….) Je ne connais pas la vérité. Mais je regarde, j’entends. Je m’en souviens. Je demande. C’est pourquoi je suis présent aujourd’hui, près de la Yougoslavie, près de la Serbie, près de Slobodan Milosevic ».

« Pourquoi le prix Nobel a-t-il été décerné à un homme qui célèbre un criminel de guerre ? » – le Washington Post

C’est en fait le Washington Post qui a déclenché la curée sur Peter Handke. Le 10 octobre 2019, lorsque l’Académie suédoise a annoncé l’attribution du prix Nobel de littérature, le quotidien américain suggérait que Handke pourrait être un « apologiste du génocide ». Et la semaine suivante, il titrait ainsi le commentaire du président de l’Académie des Beaux-Arts albanaise du Kosovo, Mehmet Kraja, ainsi : « Pourquoi le prix Nobel a-t-il été décerné à un homme qui célèbre un criminel de guerre ? ».

Retour sur l’histoire

Mais comment en est-on arrivé à cette haine ? Un retour sur l’histoire de la désintégration de la Yougoslavie est éclairant. La première agression occidentale contre ce pays a eu lieu au tournant de l’année 1990/1991. Face à l’hyperinflation qui sapait alors l’économie en dinars du pays, le Fonds monétaire international (FMI) lançait au premier semestre 1990 un programme d’austérité drastique, basé sur les mesures déjà testées en Amérique latine : politique monétaire restrictive, suppression des subventions et avantages sociaux de l’Etat, ainsi, bien sûr que l’ouverture du marché intérieur aux investisseurs étrangers et la privatisation des entreprises publiques.

Jeffrey Sachs du FMI et Ante Markovic, le dernier Premier ministre de Yougoslavie, ont donné leur nom à cette thérapie de choc. Mais Slobodan Milosevic, qui venait d’être confirmé avec 65 % d’approbation par le bureau du Président de la République de Serbie, a voulu faire échec à ce plan en imprimant l’équivalent de 16 milliards de dinars et en payant ainsi les fonctionnaires serbes – militaires, enseignants, personnel hospitalier…

Jeffrey Sachs est indigné, lève le camp de Belgrade, déménage à Ljubljana et plus tard à Varsovie. Le président, avocat et banquier de formation, venait de s’assurer du jour au lendemain la détestation des dirigeants occidentaux.

L’Allemagne et l’Autriche, en particulier, ont commencé à soutenir les forces centrifuges au sein de la Yougoslavie. Les deux ministres des Affaires étrangères, Hans-Dietrich Genscher (FDP) et Alois Mock (ÖVP), se sont particulièrement distingués.

Qui étaient leurs partenaires en Yougoslavie ? Surtout les sécessionnistes musulmans croates et bosniaques sur lesquels ils comptaient. Le parallèle historique des années 1940 était présent en Serbie tandis qu’en Allemagne régnait le silence absolu.

En Croatie, la politique étrangère allemande et autrichienne a soutenu Franjo Tudjman. Il avait été élu Président de la République de Croatie en mai 1990 et était désormais considéré comme le héros de la démocratie et de l’économie de marché.

Peu avant le référendum croate sur l’indépendance en mai 1991, Tudjman a montré ce qu’il entendait par nationalisme croate. Le 2 mars 1991, il a envoyé des gardes nationaux croates (il n’y avait pas encore d’armée) dans la ville de Pakrac, qui était principalement habitée par des Serbes. Ils ont forcé les policiers serbes locaux à hisser le nouveau drapeau de la « République de Croatie » sur leur poste de police, en l’occurrence l’échiquier, le célèbre symbole de la période fasciste Ustasa.

Personne à l’Ouest n’y trouvait à redire. Les manifestations antisémites de Tudjman ont également été ignorées par les médias allemands et autrichiens. Son livre Irrwege der Geschichtswirklichkeit (« Les erreurs de la réalité historique »), traduit en allemand en 1993, regorge de banalisations du régime fasciste croate.

Tudjman trouve l’évaluation de six millions de Juifs assassinés pendant le national-socialisme « exagérée sur le plan émotionnel ». Son ministre des Affaires étrangères Zvonimir Separović a donné une interview dans laquelle il a expliqué pourquoi l’antisémitisme du parti HDZ de Tudjman en Occident n’est pas devenu un problème : « le lobby serbe dans le monde est dangereux car il coopère avec des organisations juives ».

Quant à l’allié bosno-musulman de l’Occident, Alija Izetbegovic, il avait rejoint pendant la Seconde Guerre mondiale le Mladi Muslimani, une organisation proche des Frères musulmans égyptiens qui utilisa l’avancée allemande et le gouvernement fasciste en Croatie pour former une force musulmane contre les partisans de Tito.

L’ouvrage principal de Izetbegović, la Déclaration islamique, a été publié en 1970. Il y décrit ainsi l’ordre social futur de ses rêves : « la première et la plus importante caractéristique est certainement celle de l’incompatibilité de l’Islam avec les systèmes non islamiques. Il ne peut y avoir ni paix ni coexistence entre la foi islamique et les sociétés et institutions politiques non islamiques ».

L’agression atlantique achevant le démantèlement de la Yougoslavie avait pour partenaires le nationalisme croate, l’islamisme bosniaque et le nationalisme albanais

Tant pour l’adhésion aux Jeunes Musulmans que pour la publication de la Déclaration islamique, Izetbegovic a passé plusieurs années dans des prisons titistes. Tout cela n’a pas empêché l’Occident, en particulier les médias et les intellectuels français comme Bernard-Henri Lévy ou André Glucksmann, de voir en Izetbegovic le sauveur de la démocratie dans les Balkans.

En mars 1999, l’agression atlantique achevant le démantèlement de la Yougoslavie avait pour partenaires le nationalisme croate, l’islamisme bosniaque et le nationalisme albanais.

C’est dans ce contexte, peu avant le décollage des escadrons de chasse de l’OTAN, que Peter Handke s’est a fait savoir à tous ceux qui voulaient l’entendre son mépris pour cette politique et pour cette opération militaire.

A voix basse, comme d’habitude, mais avec insistance. Sa solidarité avec la Serbie maltraitée par les bombes de l’OTAN doit être respectée. Ce n’est pas malgré cela qu’il méritait le prix Nobel de littérature, mais bien, aussi, à cause de cela.

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