Au moins, c’est clair. Ceux qui nourrissaient encore quelque illusion sur les vertus apaisantes de l’arrivée de Joseph Biden à la Maison Blanche sont désormais fixés : en matière de politique étrangère, le « retour à la normalité » vanté ici et là apparaît sous son vrai visage : la volonté américaine assumée de reprendre le contrôle des affaires du monde et de « remuscler » – les mots ont un sens – l’alliance atlantique. « America is back » (« l’Amérique est de retour »), tel est le slogan du nouveau président, qui proclame ainsi vouloir rompre avec « l’Amérique d’abord » de Donald Trump. Non pas que la politique étrangère de ce dernier ait été particulièrement aimable – au Moyen-Orient en particulier. Mais avec son mot d’ordre recopié de Ronald Reagan, le nouveau maître de Washington renoue délibérément avec l’esprit de guerre froide.
Dans son discours tenu le 4 février, M. Biden affirme que la « domination américaine » (« leadership ») se doit désormais d’« affronter la montée de l’autoritarisme, notamment les ambitions croissantes de la Chine pour rivaliser avec les USA, et la détermination de la Russie visant à abîmer et faire dérailler notre démocratie ». Si les dépendances économiques réciproques le contraignent à quelque prudence de langage vis-à-vis de Pékin, il n’en est pas de même vis-à-vis de Moscou : « l’époque où nous reculions devant l’agressivité de la Russie – interférences dans nos élections, cyber-attaques, empoisonnement de ses citoyens – est terminée. Nous n’hésiterons pas à faire grimper le coût (de ce comportement) » de Moscou.
La nomination de Victoria Nuland comme sous-secrétaire d’Etat aux affaires politiques illustre à merveille ce nouveau cours. Celle qui devient ainsi la numéro trois du département d’Etat a servi les administrations successives depuis les années 2000. Jusqu’à 2003, elle fut représentante de George Bush à l’OTAN et joua un rôle important dans l’invasion de l’Afghanistan. Entre 2003 et 2005, elle fut conseillère du vice-président Cheney, et aida ce dernier à promouvoir la guerre contre l’Irak. Porte-parole et proche de la secrétaire d’Etat Hillary Clinton en 2011, elle fut très active dans la planification de l’agression occidentale contre la Libye et l’assassinat de son dirigeant. Et se félicita que cette heureuse initiative ait permis de faire affluer des stocks d’armes vers la Syrie dans l’espoir que les « rebelles » (et les combattants étrangers) puissent réserver le même sort à Bachar el-Assad.
Mais c’est en Ukraine que Mme Nuland donna toute sa mesure. Nommée en 2013 sous-secrétaire d’Etat pour l’Europe et l’Eurasie, elle ne tarda pas à se rendre à Kiev où elle fut immortalisée distribuant des sandwichs aux insurgés de la place Maïdan dont le but était de renverser par la violence le président élu. Surtout, elle fut la cheville ouvrière des provocations armées qui conduisirent au coup d’Etat de février 2014, puis de la formation du nouveau gouvernement issu des barricades. Elle s’illustra dans une conversation téléphonique dévoilée ensuite en s’écriant « Fuck EU » (« rien à foutre de l’UE ») pour exprimer son agacement face à des dirigeants européens jugés trop mous dans le renversement du pouvoir ukrainien.
Une Union européenne unie capable de se profiler comme une puissance mondiale contribuerait au pire : exacerber les logiques de rivalité et d’affrontement
C’est donc cette sémillante diplomate qui réapparaît aujourd’hui à un poste clé. Tous les dirigeants occidentaux ont certes poussé un énorme soupir de soulagement après le départ de Donald Trump. Mais si certains sont des alignés inconditionnels sur Washington et militent pour que la paranoïa anti-russe tienne lieu de politique extérieure de l’UE, d’autres, notamment à Berlin et à Paris (dans des contextes économiques et stratégiques différents), sont lucides : derrière les mots policés, ce sont exclusivement les intérêts américains qui détermineront la politique de l’Oncle Sam, avec quelques conflits en perspective : géostratégiques (gazoduc Nord Stream 2, Iran…) et surtout commerciaux.
Pour sa part, le président français appelle de ses vœux une « souveraineté européenne » tandis qu’à Bruxelles, certains ne cessent de rêver à une Union européenne unie capable de se profiler comme une puissance mondiale. Même si cet accomplissement apparaît aujourd’hui illusoire, cette velléité contribue au pire : exacerber les logiques de rivalité et d’affrontement – économique, stratégique, militaire – au détriment de coopérations entre nations égales et souveraines.
A court terme en tout cas, les relations internationales pourraient bien connaître quelques turbulences pas vraiment rassurantes.
Pierre Lévy