Le 28 août, Emmanuel Macron a prononcé son discours annuel devant les ambassadeurs de France réunis à Paris. C’est l’occasion traditionnelle pour le chef de l’Etat de définir ou de préciser les grandes orientations du pays en matière de politique étrangère.
Cette intervention a été peu commentée, hormis le passage concernant l’Afrique, actualité oblige. Il est pourtant intéressant d’analyser les glissements de langage et de posture à propos de l’Union européenne. Bien sûr, l’hôte de l’Elysée, qui avait initialement pris ses fonctions au son de l’« hymne européen », poursuit les grands discours enthousiastes en faveur de toujours plus d’intégration européenne.
Il multiplie les expressions telles que « agir en Européens », « travailler en Européens », et ne manque pas de répéter « notre Europe ». Il en appelle toujours à la « souveraineté européenne » (un oxymore qu’il avait inventé en 2017) ; mais il ajoute désormais « et française ». Surtout, au-delà des louanges de principe, force est de constater que la plupart des domaines qu’il cite recouvrent des problèmes, concentrent ses critiques, ou constituent des contradictions entre les Vingt-sept Etats membres, voire des blocages.
Berlin en prend implicitement pour son grade
A commencer par le domaine militaire, où il réaffirme que « une plus grande défense européenne au sein de l’OTAN n’est pas l’ennemi ou le problème de l’OTAN, au contraire ». Une critique à peine voilée de toutes les capitales, à l’Est notamment, qui ne jurent que par l’Alliance atlantique et l’étroite soumission aux Américains.
Berlin, soupçonné de traîner les pieds en matière de coopération avec Paris en matière de futurs chars et avions, en prend implicitement pour son grade : « nous sommes intraitables sur le caractère stratégique de ces partenariats décidés ici même en juillet 2017 avec la chancelière Merkel » tonne le président.
S’agissant de l’avenir institutionnel de l’Union européenne, il renoue avec la vieille dialectique entre « approfondissement » et « élargissement », un serpent de mer qui jalonne l’histoire de l’UE depuis des décennies. D’un côté, il faut « en Européens, penser à la fois plus d’intégration de nos politiques en matière de défense, en matière de climat, en matière technologique, en matière d’économie ; le cœur de l’Europe a besoin d’être plus intégré ». Mais de l’autre, « nous sommes engagés sur une voie d’élargissement, en particulier à l’égard des Balkans occidentaux » (et de l’Ukraine).
Dès lors, « le risque serait de répliquer ce que nous avons déjà fait, c’est-à-dire de penser l’élargissement sans l’intégration. Je peux témoigner qu’une Europe à 27, c’est assez compliqué à faire évoluer sur les sujets essentiels. Une Europe à 32 ou 35 ne sera pas plus simple, pour le moins ». Conclusion, il faut une « Europe à plusieurs vitesses », autrement dit à géométrie variable. Cette perspective supposerait en réalité un bouleversement institutionnel que de nombreux pays membres rejettent absolument.
Les frictions ne sont pas moins grandes en matière de politique énergétique
Les frictions ne sont pas moins grandes en matière de politique énergétique, où, assène le président, « nous n’avons pas fini le travail » – c’est un euphémisme. Là encore Berlin est visé, qui défend des positions inverses de Paris tant en matière nucléaire que sur la réforme du marché de l’électricité.
Emmanuel Macron martèle aussi la nécessité « d’avoir des politiques industrielles assumées », une attaque contre les capitales les plus favorables aux seules lois du marché et de la concurrence internationale.
Même sévérité en ce qui concerne la politique commerciale de l’UE : « Ce n’est pas possible de demander à nos industriels et nos agriculteurs de respecter des normes et de négocier des accords commerciaux avec des puissances qui ne les respectent pas pour importer ce qu’on a interdit de produire chez nous ». De même, « quand les États-Unis et la Chine décident que les technologies vertes supposent de ne pas respecter les règles de l’OMC », il ne faudrait pas hésiter à faire la même chose, exhorte Emmanuel Macron. Enfin, « l’Europe a tendance à sur-réglementer et à sous-investir » se lamente-t-il, visant notamment la Commission. Et d’avouer que « les réglementations européennes que nous avons accumulées ces dernières années sont parfois un élément de fragilité par rapport aux autres grandes puissances ».
Le moins qu’on puisse dire est que de tels propos ne sont guère consensuels dans les couloirs de Bruxelles ou parmi les Etats membres. Il en va de même dans un tout autre dossier : les flux migratoires : « Qu’est-ce qu’on veut en termes d’immigration ? D’abord, nous voulons contrôler nos frontières, celles de Schengen, et au sein de Schengen, nos frontières intérieures quand il y a des risques qui le justifient ».
De tels propos, contraires au dogme de la libre circulation, auraient été condamnés par Emmanuel Macron lui-même il y a quelques années. Il faut, précise-t-il, « une politique européenne de visas et aussi une politique française ». Car, explicite le président, que certains Etats membres font preuve de laxisme en matière d’entrée dans la zone Schengen. Le dossier reste plus que jamais explosif pour ces prochains mois.
Le président français aurait-il changé de camp ?
Rapports avec l’OTAN, politique énergétique, politique industrielle, politique commerciale, politique migratoire… décidément, la liste des griefs, des attaques et des propositions conflictuelles est longue. Le président français aurait-il changé de camp ?
Certainement pas. Mais l’exercice du pouvoir l’a confronté aux réalités. D’une part, les histoires des Etats membres sont différentes, et les intérêts parfois contradictoires. Ensuite, le monde change : la Chine rivalise avec les Etats-Unis, ceux-ci ne font aucun cadeau à leurs alliés, et des nouvelles puissances émergent – en témoigne l’élargissement des BRICS.
Enfin et surtout, « l’idée européenne » n’est pas née d’un soutien populaire, et jouit de moins en moins de ce dernier. Ce n’est pas un hasard si les partis politiques qui ont une réputation (pas forcément justifiée) d’être eurosceptique ont le vent en poupe dans de nombreux pays.
« On ferait quoi si un coup d’État comme ça se passait en Bulgarie ou en Roumanie ? »
Une dernière remarque du dirigeant français mérite d’être notée. A propos du coup d’Etat récent au Niger, il n’a pas digéré les commentaires notamment « des autres capitales » de l’UE. Certains pays ont en effet pris des distances avec le soutien de Paris à une éventuelle intervention militaire de la Cedeao (désormais peu probable). Réaction d’Emmanuel Macron : « on ferait quoi si un coup d’État comme ça se passait en Bulgarie ou en Roumanie ? ». Il faudrait évidemment ramener l’« ordre » sous-entend clairement le président.
Ce qui a au moins le mérite d’éclairer une dimension méconnue de l’UE, qui a décidément l’ingérence dans son ADN. Sur ce plan au moins, Emmanuel Macron reste un inconditionnel de l’Europe…