Ces derniers mois, Bruxelles a très rarement eu l’occasion de se réjouir. Les dirigeants européens n’ont donc pas boudé leur plaisir à l’annonce des résultats des élections en Pologne. Le 15 octobre, 30 millions d’électeurs y étaient appelés aux urnes. 74,4% d’entre eux ont voté, soit 12,8 points de plus qu’en 2019. Il s’agit d’un record de participation depuis 1989. La hausse du vote des femmes, et plus encore des jeunes, y a fortement contribué.
La campagne avait été très polarisée, coupant le pays en deux : d’un côté les partisans de la coalition sortante menée par le PiS (ultra-conservateur à affichage social, et nationaliste) ; de l’autre trois alliances d’opposition ayant en commun de vouloir faire tomber le PiS au pouvoir depuis huit ans, et proclamant toutes leur fidélité indéfectible à l’intégration européenne.
Ces oppositions, appuyées implicitement par Bruxelles, reprochaient au gouvernement sortant de miner l’« Etat de droit », de faire preuve d’un autoritarisme grandissant, et, péché suprême, de conduire le pays hors de l’Union européenne. Cette dernière accusation était infondée. Ni le gouvernement dirigé par Mateusz Morawiecki, ni l’homme fort historique du PiS, Jaroslaw Kaczynski, n’ont jamais souhaité de « Polexit », ne serait-ce que pour conserver la manne considérable des fonds communautaires qui a été versée à Varsovie depuis son adhésion, en 2004.
Il est vrai, en revanche, que le pouvoir sortant n’a pas lésiné sur ses attaques contre la Commission européenne, coupable notamment de bloquer les 35 milliards destinés à la Pologne par le plan de relance européen de 2020. Le pays est en effet accusé de violer les règles et normes communautaires. Le gouvernement avait même organisé, le jour du vote, des référendums sur quatre thèmes mettant en cause des politiques européennes (dont l’immigration). Avec 40% de votants, ces consultations n’ont pas connu le succès escompté.
Les résultats ont constitué une lourde déception pour le PiS, qui, avec 35,4% des suffrages, perd 8,2 points par rapport au précédent scrutin de 2019. Il reste cependant le premier parti du pays.
Mais les trois alliances d’opposition, après s’être chamaillées pendant la campagne, totalisent un nombre de députés dépassant largement la majorité absolue à la Diète (l’Assemblée nationale). Dès le soir du scrutin, elles ont promis de s’unir, et de porter ainsi Donald Tusk au pouvoir. Fondateur et dirigeant de l’éternel rival du PiS, la Plateforme civique (PO, droite libérale), l’homme fut déjà premier ministre de 2007 à 2014. Pro-européen acharné, il présida le Conseil européen de 2014 à 2019 (Photo : ses adieux à Bruxelles en novembre 2019).
Le PO était à la tête de la coalition KO, qui obtient 30,7% des voix, soit un gain de 3,3 points. Pour sa part, la coalition baptisée « Troisième voie », généralement classée centriste, et dont l’une des deux composantes est le Parti paysan (PSL), progresse plus fortement à 14,4%, soit + 5,9 points. De son côté, la coalition Nouvelle gauche, avec les sociaux-démocrates pour noyau, chute de 4 points en s’établissant à 8,6%.
Enfin, le dernier parti à être représenté au Parlement est la Confédération, généralement classée à l’extrême droite. Avec 7,2%, elle reste stable (+ 0,4 point), malgré des divisions en son sein qui s’étaient étalées au grand jour entre « pro-ukrainiens » et « pro-russes » minoritaires. Cette formation avait proclamé avant le vote ne vouloir s’allier à aucun des deux camps, mais nombre d’observateurs pensaient qu’elle pourrait in fine sauver le pouvoir du PiS. L’arithmétique électorale a finalement balayé cette hypothèse.
Toutes les grandes forces politiques sont des soutiens de Kiev
Les questions internationales semblent avoir joué peu de rôle dans le choix des électeurs : toutes les grandes forces politiques sont des soutiens de Kiev. C’est bien le gouvernement du PiS qui a placé la Pologne au premier rang des ennemis fanatiques de Moscou, en compagnie des pays baltes. Certes, ces derniers mois, des frictions s’étaient faites jour avec les dirigeants ukrainiens lorsqu’il s’est avéré que les céréales exportées par ce pays déstabilisaient les marchés agricoles polonais. Cela menaçait de ruine de nombreux paysans – une catégorie traditionnellement fidèle au PiS, que celui-ci ne voulait pas perdre. Les produits agricoles ont donc été bloqués à la frontière. Il est cependant probable qu’une fois le scrutin passé, le PiS aurait cherché un compromis…
Selon les catégories d’électeurs, deux types de préoccupation ont pu dominer. D’un côté, le PiS a fait valoir la hausse des prestations sociales (notamment des allocations familiales) qu’il a mises en œuvre depuis huit ans. Celles-ci ont objectivement profité aux classes populaires ; le gouvernement sortant a en outre mis en avant de bons résultats économiques en termes de croissance et d’emploi (il est vari que la Pologne n’a pas adopté l’euro).
Donald Tusk et ses amis ont pris conscience que le souvenir qu’ils ont laissé sur le plan social était désastreux. Leur passage au pouvoir a coïncidé avec les plans d’austérité et de libéralisations demandés par Bruxelles. Et le PiS n’a pas manqué de rappeler que M. Tusk avait porté l’âge de la retraite à 67 ans, conformément aux orientations de la Commission européenne. Le PiS avait ensuite rétabli 65 ans comme âge de départ (60 ans pour les femmes). Dans ces conditions, PO jure qu’il n’y touchera plus…
D’un autre côté, PO et la coalition qu’il animait ont concentré leurs promesses sur les questions sociétales, dans un pays longtemps conservateur et très catholique, mais en cours d’évolution. Un point, en particulier, a fortement contribué au recul du PiS : la quasi suppression, à l’automne 2020, du droit à l’avortement, ce qui avait provoqué de nombreuses mobilisations de masse. La mise en place d’une législation à ce point répressive a probablement indisposé jusqu’à certains électeurs du PiS.
Enfin, Donald Tusk s’est fait fort, en promettant une réconciliation avec Bruxelles, d’obtenir le déblocage des fonds attendus par Varsovie. Un argument qui a pu convaincre un certain électorat urbain favorable à l’intégration européenne.
Quand la majorité tripartite verra le jour apparaîtront de notables contradictions
Et maintenant ? L’hypothèse la plus probable est donc la formation d’une majorité parlementaire issue des trois coalitions et portant Donald Tusk à la tête d’un futur gouvernement. Mais ce ne sera pas immédiat. Arrivé en tête, le PiS se verra probablement confier en premier la recherche d’une majorité, ce pour quoi il n’a peut-être pas perdu espoir (en tentant de débaucher tout ou partie de la Troisième voie).
Surtout, le président de la République, Andrzej Duda, issu du PiS, reste en place jusqu’à (au moins) 2025. Il peut poser son veto sur certaines législations. Fera-t-il le choix d’une « cohabitation de combat » ? En outre, le PiS garde de solides positions de pouvoir dans l’appareil d’Etat, la justice et les médias.
Enfin, quand la majorité tripartite verra le jour apparaîtront de notables contradictions. La gauche, par exemple, a multiplié dans son programme les annonces « sociales » (qui contrastent avec les périodes où elle a dirigé le pays). Comment ces engagements seront-ils compatibles avec l’ultra-libéralisme que M. Tusk veut remettre sur les rails ?
Et qu’en sera-t-il de la querelle avec Kiev sur ses exportations agricoles ? Seront-elles débloquées, au grand dam des agriculteurs ? Et comment réagira alors le Parti paysan, qui sera dans la future majorité ? Des questions comparables se poseront si M. Tusk accepte les diktats environnementaux de Bruxelles et sacrifie ainsi les mineurs.
Le futur chef du gouvernement devra aussi se positionner sur la politique migratoire européenne. Il n’est pas sûr qu’une majorité de Polonais soit favorable à un large accueil de migrants, au moment où la présence de plus d’un million de réfugiés ukrainiens ne suscite plus l’empathie des débuts, bien au contraire.
La Pologne semble donc se diriger vers des temps politiques très agités. Bruxelles aurait tort de se réjouir trop vite.