C’était, paraît-il, un événement « très attendu ». C’est en tout cas ainsi que la présentatrice du journal télévisé d’Arte a commenté, sans rire, la prise de parole d’Ursula von der Leyen devant le parlement européen, le 10 septembre. Il s’agissait du traditionnel « Discours sur l’état de l’Union » (« SOTEU » pour les intimes, selon l’acronyme anglais).
Cette habitude, jadis instituée par la Commission européenne, était en fait née par imitation directe de la pratique en vogue outre-Atlantique, où le président des Etats-Unis s’adresse annuellement aux membres du Congrès. C’était l’époque où d’aucuns rêvaient encore des « Etats-Unis d’Europe », et où Washington représentait un modèle incontesté.
La prestation de la présidente de la Commission européenne devant l’hémicycle de Strasbourg fut en réalité, comme toujours, un non-événement, sauf pour la petite bulle bruxelloise. Sans surprise, il y fut question d’« indépendance de l’Europe », de compétitivité, de « technologies numériques et propres », d’intelligence artificielle, de « start-up innovantes » et de « gigafactories », de l’association entre financements publics européens et privés, de l’achèvement du marché unique, de batteries électriques et d’objectifs climatiques.
Le tout accompagné d’une pincée de « lutte contre la pauvreté », et même de la promesse de « donner plus de pouvoir aux travailleurs »… Mme von der Leyen a en outre consacré de longues minutes à justifier l’accord conclu fin juillet avec Donald Trump sur les droits de douane. « Capitulation » serait un terme plus juste qu’« accord », puisque la Maison-Blanche a fait avaliser la taxation à 15% d’une grande partie des exportations européennes, tandis que les marchandises américaines seront quasiment exonérées de droits. Même de nombreux inconditionnels de Bruxelles reconnaissent et déplorent cette humiliation.
Derrière le soutien à Kiev se profile une UE « prête à la guerre » à l’horizon 2030
La cheffe de l’exécutif bruxellois a consacré le début de son intervention à l’actualité internationale, plus particulièrement à l’Ukraine et à Gaza. On s’en doute, les deux dossiers ont été traités de manière fort différente. Dans le premier cas ont été magnifiées « la liberté et l’indépendance (pour lesquelles) le peuple ukrainien se bat aujourd’hui », avec des témoignages qui se voulaient poignants face à la « la pluie de bombes russes ».
Dans la foulée de cette description terrifiante suivait logiquement l’évocation de l’action de l’UE pour tenter de tenir la dragée haute à la Russie. Avec, en particulier, la préparation du dix-neuvième train de sanctions contre Moscou – les dix-huit paquets précédents, décidés depuis 2022, étaient censés mettre l’économie russe à genoux, et, ce faisant, contraindre le Kremlin à capituler…
La présidente de la Commission a en outre rappelé que « 170 milliards d’euros d’aide militaire et financière ont été versés à ce jour » par l’UE à Kiev. Et de marteler aussitôt : « il en faudra davantage ». Au programme : le renforcement de l’armée ukrainienne et la coopération avec l’industrie militaire du pays, entre autres.
Derrière ce soutien se profile la mise en place d’une « posture de défense européenne forte et crédible » notamment via le programme qui prévoit une UE « prête à la guerre » à l’horizon 2030. Ce programme pourrait bénéficier d’investissements comptant jusqu’à 800 milliards d’euros. Car, selon Mme von der Leyen, « l’économie de guerre de Poutine ne s’arrêtera pas même si la guerre prend fin ».
En termes géopolitiques, Israël est traditionnellement vu comme la pointe avancée de l’Occident dans cette région du monde
Si, face à la Russie, l’UE apparaît plus belliqueuse que jamais (pour la plus grande joie des marchands de canons), il en va tout autrement dès lors qu’il s’agit d’Israël ; de la poursuite de ce qui apparaît de plus en plus clairement pour l’ONU comme un génocide à Gaza ; et plus généralement de l’arrogance sans limite des autorités de ce pays face à tout le Moyen-Orient.
Faut-il préciser que Bruxelles ne prévoit pas d’attribuer 170 milliards à la résistance palestinienne, pas plus que de décréter un dix-neuvième paquet de sanctions contre Tel Aviv ? Des sanctions étaient jusqu’à présent impensables, d’autant qu’un certain nombre d’Etats membres, dont l’Allemagne, ont institué l’« amitié » avec l’Etat hébreu au rang de « raison d’Etat ». En termes géopolitiques, ce pays est traditionnellement vu comme la pointe avancée de l’Occident dans cette région du monde.
Cependant, la barbarie sans cesse croissante d’Israël a atteint un tel niveau qu’elle a mis mal à l’aise ses traditionnels et indéfectibles alliés. Au point que le discours de Mme von der Leyen a dû en tenir compte. Cette dernière a été contrainte d’admettre que « ce qui se passe à Gaza a bouleversé la conscience du monde entier ». « La famine provoquée par l’homme ne peut en aucun cas être une arme de guerre » a ajouté la présidente, précisant que « cela s’inscrit également dans le cadre d’un changement plus systématique observé ces derniers mois, qui est tout simplement inacceptable ».
Elle a même convenu que « pour de nombreux citoyens, l’incapacité de l’Europe à s’accorder sur une ligne de conduite commune est tout aussi douloureuse ». Et rappelé : « nous avons proposé de suspendre une partie de notre financement Horizon (le programme de coopération scientifique) mais cette proposition est bloquée faute de majorité ».
Parmi les mesures envisagées figurent la suspension de l’aide bilatérale de la Commission, la proposition de « sanctions à l’encontre des ministres extrémistes » et « une suspension partielle de l’accord d’association sur les questions commerciales », ce qui pourrait avoir pour conséquence de relever certains droits de douane. Mais pas question d’interrompre la coopération académique, ni celle des subventions scientifiques dans ce cadre…
On notera en outre que Benyamin Netanyahou n’est pas considéré comme ministre extrémiste, et que la « suspension » envisagée de l’accord d’association est « partielle »… En outre, les rétorsions sont évoquées, mais rien n’indique à ce jour qu’elles entreront effectivement en vigueur.
En Palestine, il s’agit ni plus ni moins de l’élimination d’un peuple et de son histoire
Rien à voir, donc, avec l’affrontement annoncé face à la Russie. Un contraste d’autant plus flagrant que les deux conflits sont d’échelle et de nature différentes. Si toutes les guerres – leurs victimes et leurs destructions – méritent de heurter la conscience humaine, on peut cependant pointer que les conséquences dans les deux cas de figure sont bien différentes.
Selon l’ONU, le nombre de victimes civiles ukrainiennes s’établit à un peu près de 14 000 – 14 000 de trop, évidemment – pour un pays de 45 millions d’habitants. Dans la bande de Gaza, ce sont plus de 64 000 hommes, femmes et enfants qui ont été tués par les seuls bombardements, pour une population de deux millions de Gazaouis concentrée dans une prison à ciel ouvert dont tous les accès sont maintenus bloqués et à laquelle les journalistes non locaux sont interdits d’accès. Les reporters locaux sont, eux, ciblés tout particulièrement.
Surtout, dans un cas, il s’agit d’une opération politico-militaire (dont on peut certes contester le bien fondé). Dans l’autre, il s’agit ni plus ni moins de l’élimination d’un peuple et de son histoire : annihilation systématique des établissements scolaires (et du patrimoine culturel), de tout le système de santé incluant les soignants eux-mêmes, des infrastructures d’eau, d’énergie, et des capacités de production agricole. Et de l’utilisation quasi-assumée de l’arme de la famine et de l’absence de soins (fléaux dont le nombre de victimes vient s’ajouter au chiffre précédent) contre ce qu’un ex-ministre de la défense avait qualifié d’« animaux humains ».
La toute récente offensive de l’armée israélienne dans la ville de Gaza, et son lot de destructions et de déplacements forcés et sans fin, a encore fait franchir un degré dans l’horreur. Face à cette situation apocalyptique, les prudentes protestations de Bruxelles ne font que souligner un deux poids – deux mesures qui n’avait jamais atteint un tel niveau.