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Élargissement de l’UE : les rêves impossibles de la Commission

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C’est un peu un rituel. Chaque fin d’année, la Commission européenne publie un rapport sur l’état d’avancement des pays candidats à l’adhésion à l’UE. Le 4 novembre, la présidente de l’exécutif bruxellois a présenté le document 2025.

Et Ursula von der Leyen a bien sûr saisi l’occasion pour réaffirmer : « nous sommes plus que jamais déterminés à faire de l’élargissement de l’UE une réalité. Car une UE plus large signifie une Europe plus forte et plus influente sur la scène internationale ». Déjà, l’année dernière, elle avait martelé sur un ton lyrique : « l’élargissement répond à l’appel de l’histoire, il est l’horizon naturel de notre UE »…

Cela fait en effet des années – plus de dix ans pour certains – que des Etats ont obtenu le statut officiel de candidat, voire ont entamé un processus de « négociations » avec Bruxelles. Par « négociations », il faut en réalité entendre l’examen approfondi des législations nationales, et la mise aux normes communautaires de celles-ci, de manière unilatérale.

Les dirigeants de l’UE considèrent depuis longtemps que certains pays relèvent « naturellement » de sa zone d’influence, ce qui justifie de les « arrimer » au bloc, terme plus poli qu’« annexer ». En outre, depuis 2022 plus particulièrement, le discours bruxellois affirme ouvertement qu’il s’agit de pallier le « risque » de voir la Russie garder un pied dans les Balkans.

Mais plus les discours se font volontaristes et prétendent voir se rapprocher l’horizon de l’adhésion (du moins pour certains), plus cet horizon devient improbable, car confronté à des contradictions insurmontables.

La Hongrie s’oppose ouvertement à l’adhésion de l’Ukraine, de nombreux Etats membres partagent discrètement cette position

Pour mémoire, les pays concernés sont une dizaine. Il y a la Turquie, théoriquement toujours candidate, mais pour laquelle le processus est gelé depuis des années, Bruxelles arguant de la violation ouverte et répétée des libertés publiques. La place géopolitique autonome qu’a acquise Ankara contribue également à rendre improbable son intégration.

La Géorgie est un cas particulier. L’année dernière, elle gagnait son statut de candidat. Mais, notamment depuis les élections d’octobre 2024, tout a changé. Son gouvernement est accusé d’avoir basculé en faveur de Moscou. Elle est donc mise au piquet pour une durée indéterminée.

L’Ukraine – et la Moldavie dont la candidature a été jumelée à celle de Kiev – est aussi un cas à part. La plupart des dirigeants européens affirment publiquement que ce « pays martyr » doit être accueilli, mais aucune perspective réaliste ne se dessine : le pays est en guerre, sa taille démographique et économique déséquilibrerait totalement les paramètres financiers de l’UE. Sa concurrence agricole – notamment – a déjà donné un premier aperçu du tsunami qui résulterait d’une adhésion.

Kiev est ostensiblement félicité pour avoir lancé des réformes renforçant « l’Etat de droit ». Pas de chance : au moment même où le rapport était rendu public, un énorme scandale de corruption d’Etat (défense, énergie) éclatait, éclaboussant directement des très proches du président Zelensky.

Dès lors, si, officiellement, seule la Hongrie s’oppose à l’adhésion de l’Ukraine, en réalité, de nombreux Etats membres partagent discrètement cette position.

Parmi les pays des Balkans, la Bosnie-Herzégovine est loin du compte. Sa fragmentation en entités autonomes et sa gouvernance dysfonctionnelle sous la tutelle d’un haut-représentant extérieur ne sont pas compatibles avec les canons européens.

Pour sa part, le Kosovo, dont l’existence juridique n’est pas reconnue par cinq Etats membres, n’a même pas le statut de candidat. Quant à la Macédoine, elle est toujours engluée dans un conflit historique avec la Bulgarie qui bloque son rapprochement.

Enfin, la Serbie suscite également l’agacement de la Commission qui lui reproche explicitement de ne pas adopter la politique de l’Union européenne face à la Russie. De fait, le président serbe, Aleksandar Vucic, tente d’établir un équilibre précaire dans ses relations avec Moscou d’un côté, Bruxelles de l’autre. Mais pour l’UE, il faut choisir son camp…

Restent les deux chouchous de Bruxelles : l’Albanie (2,4 millions d’habitants), et le Monténégro (600 000). A la Commission, on fait mine de croire que le mariage avec ces deux « bons élèves » pourrait être conclu en 2028.

Le premier obstacle tient à la « gouvernabilité » d’une UE à trente ou à trente-cinq

En réalité, ce sont les mécanismes mêmes de l’élargissement qui rendent ce dernier improbable. Le premier obstacle tient à la « gouvernabilité » d’une UE à trente ou à trente-cinq.

Car celle-ci, avec ses vingt-sept membres, est déjà confrontée à des querelles et contradictions internes qui paralysent de plus en plus fréquemment son fonctionnement. Ajouter des nouveaux adhérents ne ferait que démultiplier le problème, tout particulièrement dans les domaines où l’unanimité est requise : fiscalité, politique extérieure.

Certains, dont Berlin, militent depuis longtemps pour abolir cette « contrainte ». Mais pour ce faire, il faut… l’unanimité. Ce qui est hors de portée.

Aveu que l’obstacle est bien réel, de nombreuses propositions pour le surmonter ont émergé dans certaines capitales ou certains cercles de réflexion. Est ainsi évoquée une intégration progressive, où les nouveaux arrivants n’auraient pas tout de suite les prérogatives des membres actuels. Un statut de seconde classe qui durerait jusqu’à la réforme des institutions communautaires.

Il n’y a guère de chances que cette perspective soit acceptée par les pays concernés. Pas plus que ne serait viable l’invention d’un statut de « membre associé », une idée qui est mentionnée dans l’accord qui fonde l’actuelle coalition gouvernementale allemande (CDU-SPD). Mais qui laisse entier le reproche d’une « Europe à deux vitesses ».

Les écarts de rémunération « pourraient faire baisser les niveaux de salaire dans l’Union »

Ces questions institutionnelles ne constituent pas le seul obstacle. L’année dernière, une étude détaillée de deux chercheurs, Hans Kribbe et Luuk van Middelaar, pourtant très favorables au principe de l’élargissement, en énumérait plusieurs autres.

A commencer par le budget de l’UE. Soit celui-ci est très considérablement augmenté, par le relèvement des contributions des membres actuels – une piste totalement irréaliste dans le contexte d’austérité croissante des finances publiques ; soit le même gâteau est partagé en des parts plus nombreuses et donc plus petites. Comme les pays candidats ont un PIB par habitant considérablement inférieur à moyenne de l’UE, les bénéficiaires nets actuels (ceux qui touchent de Bruxelles plus que la contribution qu’ils versent, bien souvent les pays de l’Est), deviendraient contributeurs nets.

Les experts pointaient un autre domaine problématique : « sur certains marchés, comme celui de l’agriculture, l’afflux de marchandises, de cultures et de produits moins chers pourrait frapper les économies locales, entraînant la fermeture d’entreprises et d’exploitations agricoles ». En outre, les écarts de rémunération « pourraient aussi, à court terme, faire baisser les niveaux de salaire dans l’Union, avoir un effet corrosif sur les conditions de travail et alimenter le mécontentement sociétal et politique ».

Les auteurs du rapport rappelaient que la flambée de l’immigration intra-européenne vers le Royaume-Uni, alors membre de l’UE, avait contribué au résultat du référendum de 2016 favorable au Brexit. Ils auraient pu aussi citer les milliers de délocalisations industrielles vers les pays entrants, et les centaines de milliers d’emplois ainsi perdus à l’Ouest.

Comment faire avaler la pilule aux peuples des Etats membres actuels ?

Tout cela conduit à un dernier défi, probablement le plus critique : comment faire avaler la pilule aux peuples des Etats membres actuels ? Les deux experts notaient par exemple que le double Non, français et néerlandais, au projet de traité constitutionnel européen de 2005 avait suivi l’élargissement de 2004.

Et il faut rappeler que toute nouvelle adhésion d’un pays requiert la ratification unanime des vingt-sept pays. En France, cela passerait par un vote de 60% des parlementaires réunis en congrès, ou par un référendum…

Depuis la parution de l’étude des deux chercheurs, tout semble confirmer leurs mises en garde. Les eurocrates ont ainsi pris connaissance avec consternation d’un sondage « eurobaromètre » publié en septembre, selon lequel seulement 49 % des Allemands, et même 43 % des Français, soutiendraient l’élargissement – et la masse des sondés ignorant tout de cette perspective n’est même pas prise en compte…

On comprend dès lors le cri d’alarme des auteurs en octobre 2024, qui n’a manifestement rien perdu de son actualité : « l’Union commence à peine à s’attaquer aux défis, aux coûts, aux risques et aux inconvénients qu’une UE élargie pourrait entraîner, sans parler de la réaction populaire potentielle non seulement contre l’une ou l’autre des adhésions, mais aussi contre l’Union elle-même ».

On ne saurait être plus clair.

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