Deutsch

Les divisions au sommet du 18 décembre sonnent le glas des illusions géopolitiques de l’UE

Bart de Wever

Le 18 décembre a constitué un jour noir pour l’Union européenne. Et ce, de l’aveu même de plusieurs analystes favorables à celle-ci. A cette date s’est en effet déroulé un Conseil européen – les chefs d’Etat et de gouvernement des Vingt-sept – annoncé comme devant être « crucial », « déterminant », « décisif pour l’Europe ». Il le fut en effet, mais pas dans le sens espéré par les partisans de l’intégration.

Ces derniers affirmaient que deux dossiers, notamment, devaient permettre à l’UE de démontrer sa crédibilité et de concrétiser son rôle dans le monde. Le Monde avertissait, peu avant le sommet, que le dossier des avoirs russes « est non seulement un enjeu de justice, mais c’est aussi pour l’UE la dernière chance de peser sur le cours de cette guerre. A elle de ne pas la gâcher ». Pour sa part, Libération notait : « un échec signerait l’abandon de toute ambition géopolitique ».

L’échec fut flagrant. Il a fait particulièrement deux victimes : le chancelier allemand, Friedrich Merz ; et sa compatriote Ursula von der Leyen, la présidente de la Commission européenne.

L’un et l’autre s’étaient impliqués dans les deux dossiers clés qui étaient au centre de toutes les attentions : le traité commercial avec le Mercosur, et le « prêt de réparation » qui devait bénéficier à Kiev par un complexe mécanisme utilisant les avoirs russes gelés comme garantie. Les divisions des Vingt-sept ont finalement abouti à un double et « humiliant revers politique », a estimé le site spécialisé Euractiv.

La minorité des opposants au traité avec le Mercosur a été rejointe par l’Italie

Le premier des deux dossiers avait donc trait à la signature de l’accord de libre échange avec quatre pays d’Amérique latine (Brésil, Argentine, Uruguay, Paraguay qui constituent ensemble le Mercosur). Les premières négociations en vue d’un tel traité remontent en réalité à… 1999, puis ont été l’objet d’innombrables rebondissements (lire l’analyse détaillée de ce projet).

La Commission européenne a le monopole des négociations en matière de commerce international, les Etats membres ne pouvant, en bout de course, qu’approuver – ou non – la version finale. Mme von der Leyen avait cru, il y a un an tout juste, pouvoir signer le texte juste conclu entre le Mercosur et Bruxelles. Elle en fut finalement empêchée par l’opposition de plusieurs Etats membres, dont la France. A l’époque, le président français avait en outre peu apprécié d’avoir failli être mis devant le fait accompli.

Le sujet n’était pas officiellement à l’ordre du jour du sommet du 18 décembre, car il relève formellement de la décision du Conseil de l’UE (les ministres). Mais une incertitude régnait sur le rapport de force entre pays membres favorables, au premier rang desquels l’Allemagne et l’Espagne, et ceux qui y sont officiellement réticents, comme la France, mais aussi la Pologne, l’Autriche et la Hongrie. Une coalition trop petite pour mettre en échec un accord qui doit être approuvé à la majorité qualifiée.

Mais cette minorité fut rejointe, au moment même du sommet, par l’Italie, ce qui signifiait que Mme von der Leyen ne disposait plus du soutien suffisant. Elle fut donc contrainte d’annuler in extremis son vol pour le Brésil, où elle comptait bien signer le traité avec les pays sud américains le 20 décembre. Officiellement, il ne s’agit que d’un report de quelques semaines – certains, à Bruxelles, évoquent même la date du 12 janvier. Mais rien n’indique que les désaccords entre les Vingt-sept puissent être réglés d’ici là.

Les agriculteurs pointent une concurrence déloyale qui serait mortifère pour la survie de nombre d’entre eux

Le projet abolit notamment les droits de douane pour des quotas de produits et de services. Pour simplifier, Berlin compte ainsi doper ses exportations industrielles (automobile, sidérurgie). En retour, l’agro-négoce sud-américain verrait s’ouvrir en grand le marché européen des produits agricoles (viande bovine et porcine, volailles, maïs, soja, lait en poudre…).

Les agriculteurs français, de même que de plusieurs pays européens, pointent une concurrence déloyale qui serait mortifère pour la survie de nombre d’entre eux. D’importantes manifestations paysannes s’étaient multipliées fin 2024, avec pour conséquence une quasi-unanimité des partis politiques de l’Hexagone opposés à l’accord. Emmanuel Macron n’eut alors donc d’autre choix que de porter cette opposition.

Il y a quelques semaines cependant, il amorçait un demi-tour, faisant valoir que Bruxelles avait promis des garanties : mécanismes d’alerte en cas de déséquilibre soudain du marché, clauses « miroirs » imposant au Mercosur certaines contraintes sanitaires et environnementales que doivent respecter les agriculteurs du Vieux continent, renforcement des contrôles douaniers portant sur le respect des normes.

Il est cependant vite apparu que ces « garanties » étaient en réalité des rustines très partielles. « Le compte n’y est pas », a estimé le président français dans un nouveau retournement. Il est vrai qu’il doit faire face à nouveau aux colères du monde agricole, et à une situation politique très sensible. Une capitulation de sa part en décembre aurait été explosive. Le ralliement providentiel de Rome à cette opposition lui permet donc de sauver la face… provisoirement.

Ce nouveau contretemps a particulièrement agacé le chancelier allemand, qui ne cache pas son ambition de devenir le nouvel « homme fort de l’Europe », et qui avait multiplié les déclarations dramatiques sur le thème « c’est maintenant ou jamais ». Il a dû finalement se rallier à la remarque du président du Conseil européen : Antonio Costa a fait valoir que pour un traité envisagé depuis un quart de siècle, quelques semaines de retard n’étaient pas une catastrophe.

Friedrich Merz avait engagé beaucoup de son capital politique sur le dossier des avoirs russes gelés

C’est en tout cas un camouflet, d’autant que Friedrich Merz avait aussi engagé beaucoup de son capital politique sur l’autre dossier, celui des avoirs russes gelés. La plupart des dirigeants européens s’accordent sur le principe du renflouement financier de l’Ukraine. Kiev est financièrement exsangue et ne doit sa survie qu’aux transferts massifs de fonds (aides économiques et militaires) assurés jusqu’à présent par l’Occident.

Mais Washington a désormais décidé de stopper sa perfusion. Et les fonds européens alloués arrivent à échéance dans les prochaines semaines. Pour Bruxelles, il est impensable de ne pas poursuivre le financement – cela reviendrait, selon les eurocrates, à « donner la victoire à la Russie ». Mais en pleine période d’austérité imposée aux peuples des Etats membres, ouvrir les vannes budgétaires au profit de Kiev est périlleux.

D’où l’idée formulée dès septembre de cette année par Ursula von der Leyen : utiliser les avoirs russes gelés hébergés par l’institution financière Euroclear pour servir de garantie à un emprunt que l’UE souscrirait auprès de celle-ci ; puis transférer le montant à Kiev via un prêt, que l’Ukraine rembourserait dès qu’elle aurait perçu les « réparations de guerre » que les Européens exigent de la Russie.

Evidemment, personne n’est dupe : Moscou n’a aucune intention de verser un kopek. Dès lors, les avoirs gelés seraient saisissables, ce qui constitue un vol manifeste, rappelle la Russie, qui a d’ores et déjà lancé de premières procédures judiciaires à cet égard.

La Belgique serait en première ligne des exigences de remboursement si les recours aboutissent, puisqu’Euroclear, domiciliée à Bruxelles, est une société de droit belge. D’où l’opposition acharnée du premier ministre belge, qui redoute que son pays, au PIB modeste, se voie réclamer des dizaines de milliards d’euros de compensation.

Deux Conseils européens successifs n’ont pas suffi à rassurer Bart de Wever (photo, de face), les juristes internationaux pointant les risques juridiques et financiers – sans même évoquer les « risques de réputation » vis-à-vis des investisseurs internationaux constatant que l’UE n’hésite pas à confisquer des avoirs étrangers hébergés sur son sol.

Le chef du gouvernement belge avait d’autant plus de raisons de s’inquiéter que la plupart des ses vingt-six homologues, à qui il a demandé d’endosser une garantie solidaire, ont évité de s’engager clairement et concrètement.

Mette Frederiksen, qui dirige le gouvernement danois, a proposé de passer outre l’opposition de la Belgique. Mais ce passage en force, qui aurait été politiquement explosif, n’a pas suscité l’enthousiasme. Sur ce dossier également, Emmanuel Macron et la présidente du Conseil italien, Giorgia Meloni, se sont rejoints en s’abstenant de soutenir le schéma proposé par Mme von der Leyen et repris par M. Merz.

Les discussions au sein du Conseil ont été très tendues, et se sont prolongées très tard dans la nuit. A quatre heures du matin, il fallut se rendre à l’évidence : le « prêt de réparation » adossé aux avoirs russes ne pouvait être adopté.

Le chancelier allemand, ainsi que ses collègues des pays nordiques et baltes, ont donc dû se résoudre à un plan alternatif qu’ils avaient toujours refusé jusque là. Celui-ci prévoit que l’UE va elle-même emprunter sur les marchés, et garantira cet emprunt sur le budget communautaire – un mécanisme comparable à ce qui avait eu lieu pour soutenir l’économie dans la période post-Covid.

Le montant de cet emprunt sera à son tour prêté à Kiev (à taux zéro), pour 2026 et 2027, pour un montant de 90 milliards d’euros. Ce qui revient, dans ce cas de manière directe, à faire financer par les contribuables des Etats membres la perfusion financière en faveur de l’Ukraine. Car, évidemment, ledit emprunt devra être, le moment venu, remboursé par les Vingt-sept.

Ou plutôt par vingt-quatre d’entre eux. Car trois pays – la Hongrie, la Slovaquie, et la République tchèque – ont obtenu d’être dispensés de ce remboursement. En échange, ils ont accepté de ne pas s’opposer à ce « plan B », car dans ce cas, l’unanimité était requise.

Le premier ministre hongrois, qui a longtemps fait figure de mouton noir isolé, s’est félicité que s’élargisse ainsi le camp des gouvernements qui refusent désormais de financer l’effort de guerre ukrainien. Viktor Orban a en outre confirmé que les trois pays allaient contester la décision prise six jours plus tôt : selon une douteuse procédure d’exception, les ministres des Vingt-sept avaient alors décrété de rendre permanent le gel des avoirs russes détenus par Euroclear (240 milliards), ce qui est l’étape précédant la mobilisation de ceux-ci à titre de garantie.

Pour sa part, le chancelier allemand, après avoir longtemps clamé qu’il refuserait tout emprunt commun, a été contraint d’avaler son chapeau. Sinon, il précipitait l’Ukraine dans une situation de banqueroute, ce qui était encore plus inenvisageable politiquement.

Sur chacun des dossiers, Paris et Berlin se sont retrouvés en opposition

Dans ces conditions, on comprend que les partisans de l’intégration européenne s’alarment des résultats de ce sommet. En particulier, la division de l’UE sur le financement de la guerre est plus notoire que jamais. Ce qui réduit à néant les illusions que celle-ci puisse jouer un rôle mondial.

Circonstance aggravante : sur chacun des dossiers, Paris et Berlin se sont retrouvés en opposition. Et ce, alors même que l’arrivée de Friedrich Merz à la tête de l’Allemagne devait relancer le « moteur franco-allemand » décrit comme en panne du temps d’Olaf Scholz.

Cette relance apparaît de moins en moins d’actualité. Encore moins avec l’existence de deux aspirants pour le trône d’empereur de l’UE…

Partager :