La scène n’est pas banale. Le 2 décembre, Federica Mogherini est arrêtée par la police belge, sur réquisition du parquet européen. Comme deux hauts fonctionnaires de l’UE, elle est placée en garde à vue et interrogée plusieurs heures. Au terme de cette audition, elle est relâchée, mais inculpée pour « fraude dans l’attribution de marchés publics, corruption, conflit d’intérêts et violation du secret professionnel ».
L’affaire a mis en ébullition la bulle bruxelloise. Les détails en ont été révélés par le site spécialisé Euractiv, qu’on ne peut soupçonner d’être hostile à l’intégration européenne. Pour bien comprendre le dossier et ses possibles conséquences, il faut d’abord rappeler qui est Mme Mogherini.
Après avoir été brièvement ministre des affaires étrangères italienne en 2014 (dans un gouvernement dirigé par le social-démocrate Matteo Renzi), elle est nommée en novembre de cette même année Haute représentante de l’UE pour la politique extérieure, ce qui lui confère simultanément un poste de vice-président de la Commission. Elle devient ainsi la « numéro trois » au sein des institutions européenne, une position qu’elle occupera jusqu’au terme de son mandat, fin 2019.
Elle n’a guère le temps de s’inscrire auprès de l’agence pour l’emploi : dans la foulée, elle est nommée à la direction du Collège de Bruges – un prestigieuse institution de droit privé, mais qui vit essentiellement d’argent public européen, et qui a pour vocation de former les apprentis hauts fonctionnaires bruxellois, « la crème de la crème » des futurs eurocrates. Son parachutage fait un peu tousser à l’époque : dans les milieux communautaires, certains pointent discrètement son inexpérience en la matière, et soulignent le soutien politique dont elle avait alors bénéficié – notamment d’Herman Van Rompuy, un ancien président du Conseil européen.
Federica Mogherini a démissionné précipitamment le 4 décembre
C’est justement dans ses fonctions de rectrice du Collège de Bruges que Federica Mogherini a attiré l’attention des autorités judiciaires – elle en a du reste démissionné précipitamment le 4 décembre. Elle bénéficie bien sûr de la présomption d’innocence. Mais les faits qui lui sont reprochés à ce jour semblent peu contestables. Ils débutent peu après la nomination de son successeur à la tête de la diplomatie européenne en décembre 2019, l’Espagnol Josep Borrell (qui fut lui aussi ministre socialiste des affaires étrangères de son pays).
Celui-ci annonce la création d’une filière de haut niveau visant à former les futurs diplomates de l’UE, baptisée Académie diplomatique de l’Union européenne. Le Service européen de l’action extérieure (SEAE), que M. Borrell dirige, lance donc un appel d’offre pour trouver un prestataire chargé d’assurer cette formation – en l’occurrence dans une certaine confusion entre public et privé. L’heureux gagnant n’est autre que le Collège de Bruges. Mais tout montre que ce choix était fait d’avance : l’institution dirigée par Mme Mogherini avait manifestement eu connaissance à l’avance du cahier des charges, ce qui lui conférait un avantage évident sur ses concurrents.
En fait, il semble bien que ledit cahier des charges ait même été élaboré discrètement en commun par les deux parties. Indice significatif parmi d’autres : le Collège était le seul à disposer d’une logistique permettant d’héberger les futurs stagiaires, une clause impérative stipulée par le cahier des charges. Or, pur hasard, ledit collège avait eu, peu avant sa publication, la bonne idée d’acquérir, pour 3,2 millions d’euros, un bâtiment précisément adapté à cette contrainte imposée.
De même, le SEAE a par la suite accordé au Collège une subvention de 654 000 euros pour un « programme de bourses » finançant le logement et les dépenses des stagiaires – et ce, sans appel d’offre.
Pourtant, des concurrents de l’institution de Bruges existaient : l’IE Business School de Madrid, ainsi qu’un consortium alliant l’Institut universitaire européen de Florence et l’Institut européen d’administration publique de Maëstricht.
Faut-il préciser qu’il n’y a, entre tous ces organismes, aucune différence idéologique : tous sont partisans d’une intégration européenne renforcée. Les griefs allégués ne relèvent donc que de la pure rivalité entre groupes et clans – ce que les proches du dossier synthétisent sous le terme de « copinage ».
Ils sont révélés par ailleurs dans un contexte où les rapports actuels entre la Commission européenne, présidée par l’autoritaire Ursula von der Leyen, et le SEAE, dirigé depuis un an par l’estonienne Kaja Kallas, sont notoirement exécrables.
Et où cette dernière, une russophobe revendiquée, rêve de confisquer les avoirs russes gelés pour financer Kiev – une hypothèse que le gouvernement belge rejette (par peur d’être en première ligne d’éventuelles conséquences financières), ce qui explique peut-être le zèle de la police de ce pays à exécuter les requêtes du parquet européen contre l’ex-cheffe du SEAE, ainsi que contre son secrétaire général de l’époque, Stefano Sannino…
Le lancement de l’Académie diplomatique avait été entériné par le Conseil européen en mai 2024
Faut-il, dès lors, s’émouvoir des faits de corruption dans un tel panier de crabes ? Après tout, il n’y a guère de pays ou de continents où celle-ci ne soit pas répandue ; à cet égard, l’UE est loin d’avoir l’exclusivité.
En revanche, celle-ci possède une particularité qui la distingue des autres : elle s’illustre régulièrement par des leçons de morale qu’elle adresse à la terre entière… Des leçons qui prennent la forme d’injonctions formulées à l’intention notamment du « Sud global » ; de conditions posées à des pays candidats à entrer dans l’UE (y compris l’Ukraine, il est vrai que cette dernière bat des records olympiques dans ce domaine) ; et de sanctions contre des Etats membres de l’UE, comme la Hongrie. Le premier ministre de ce pays, Viktor Orban, n’a évidemment pas manqué l’occasion de dénoncer l’hypocrisie de Bruxelles qui apparaît au grand jour dans ces circonstances…
Car le lancement de l’Académie diplomatique ne relevait pas de la simple initiative de M. Borrell. Il avait été entériné avec enthousiasme par le Conseil européen en mai 2024, avec pour objectif, selon ce dernier, de « diffuser les bonnes pratiques en rapport avec la conduite de la diplomatie de l’UE ». Une phrase assez drôle a posteriori… Le co-inculpé de Mme Mogherini, M. Sannino, vantait pour sa part les « valeurs, principes et partenariats » qui devraient former la trame de la formation assurée par le Collège de Bruges.
Et c’est précisément devant cette institution, aujourd’hui sur la sellette, que Josep Borell avait livré son analyse restée célèbre selon laquelle, contrairement à l’UE, « le reste du monde n’est pas exactement un jardin ; la majeure partie du reste du monde est une jungle, et la jungle pourrait envahir le jardin ».
C’était lors de la première session de l’Académie diplomatique, en 2022. Federica Mogherini ne fut, pour sa part, pas en reste. Elle justifia ainsi la formation de « milliers » de futurs diplomates en déclarant : « imaginez que l’ensemble du Service européen pour l’action extérieure soit retiré du monde pendant vingt-quatre heures ; la plupart des endroits dans le monde s’effondreraient probablement avant la fin des vingt-quatre heures ».
Hélas, contrairement à la corruption, la prétention et l’arrogance sans limite ne tombent pas sous le coup de la loi. Sinon, les élites bruxelloises auraient du souci à se faire…


