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Économie, géostratégie : vers des évolutions en profondeur ? (éditorial paru dans l’édition d’avril)

Poutine Biden Xi Jiping

Douvrin, Pas-de-Calais. La plus que cinquantenaire Française de Mécanique va voir sa production délocalisée en Hongrie : ainsi en a décidé la direction de Stellantis, nouveau géant automobile issu de la fusion entre PSA et Fiat-Chrysler. Un exemple parmi d’autres de la toujours sacro-sainte libre circulation des capitaux, piler fondamental de l’Union européenne. Dans un autre registre, Bruxelles accroît ses pressions sur les Etats membres dans le contexte de la distribution des centaines de milliards du fonds de relance communautaire : les financements seront conditionnés au respect des exigences de « réformes » (retraites, chômage, marché du travail, contraintes environnementales…).

Pour autant, tout continue-t-il comme dans le « monde d’avant » ? Rien n’est moins sûr. La pandémie semble avoir cristallisé et accéléré des évolutions lourdes dans les choix des élites occidentales. A commencer par les plans de relance gigantesques aux Etats-Unis, pays pourtant réputé temple du « moins d’Etat ». Après les 2 100 milliards de dollars déversés à la fin de l’ère Trump, la nouvelle administration vient d’annoncer un nouveau programme économico-social à hauteur de 1 900 milliards, et prépare une injection de 2 000 voire 4 000 milliards, sur huit ans, dans les infrastructures. Le plan de l’UE (800 milliards d’euros annoncés) constitue également un tournant, même si son ampleur est jugée insuffisante par Emmanuel Macron qui dit craindre que l’Europe ne se fasse distancer par l’Oncle Sam. Et dans le domaine des aides publiques longtemps honnies, Bruxelles commence à s’interroger sur la priorité absolue donnée à la concurrence au sein du marché intérieur, dès lors que ce dogme risque maintenant d’handicaper l’affrontement économique avec Pékin. Quant au Royaume-Uni, autre bastion supposé de l’ultralibéralisme mais désormais libéré du carcan européen, il entend « mettre le paquet » sur les investissements productifs, scientifiques et technologiques.

Dans les trois décennies qui suivirent la seconde guerre mondiale, les pays occidentaux avaient misé sur l’intervention publique. Changement de cap à partir des années 1980-1990 : c’est l’idéologie symbolisée par le tandem Reagan-Thatcher qui prend le dessus. La loi absolue du marché, la concurrence la plus brutale, l’effacement de l’Etat deviennent des impératifs quasi-religieux. Trente ans plus tard, assiste-t-on à l’émergence d’un nouveau changement de paradigme ? Cette possible évolution majeure répond probablement à plusieurs facteurs, notamment économiques et technologiques.

Mais l’élément géopolitique n’est pas à négliger. Entre 1945 et 1990, l’« Ouest » était confronté à la concurrence « systémique » et stratégique de l’URSS et des pays associés. Dès lors que les dirigeants occidentaux ont estimé avoir gagné la guerre froide, le capitalisme a cru pouvoir s’imposer sur la planète entière pour l’éternité – ce que le chercheur Francis Fukuyama baptisa en 1992 « la fin de l’Histoire ».

Vingt ans plus tard… la Chine se considère en position de surclasser les Etats-Unis économiquement et technologiquement. La Russie n’est plus cet Etat failli et humilié mené par le vassal Boris Eltsine, mais une puissance qui s’est imposée au point d’être incontournable dans les points chauds du globe.

Si le président russe employait le même ton que les Occidentaux, le monde se rapprocherait probablement d’une déflagration

Peut-être est-ce à cette lumière qu’il faut comprendre les tensions internationales récentes, tout particulièrement depuis l’arrivée de Joseph Biden à la Maison Blanche. Un jour les dirigeants occidentaux s’indignent de la mort annoncée d’Alexeï Navalny, une émotion qui serait plus crédible s’ils s’intéressaient aussi au sort des prisonniers qui croupissent chez les très chers alliés tchadiens ou égyptiens, pour citer deux exemples tirés de l’actualité ; un autre jour, on « découvre » que des agents russes ont fait exploser un dépôt d’armes en Tchéquie… il y a sept ans ; un autre encore, le président américain accuse les services russes d’immixtion dans les élections de 2016 et 2020, et traite son homologue de « tueur » ; et bien sûr, l’OTAN et l’UE enjoignent à Moscou de renoncer à son invasion réputée imminente de l’Ukraine.

Si le président russe employait le même ton face à ses « partenaires » occidentaux, le monde se rapprocherait probablement d’une déflagration. Quoi qu’il en soit, entre interventionnisme économique, qui s’inscrit dans les rapports de force mondiaux entre alliés tout comme face aux adversaires, et défis stratégiques, une tectonique des plaques semble s’ébaucher.

La fin de l’Histoire ? Peut-être pas tout à fait.

Pierre Lévy

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