Cet éditorial a été rédigé quelques jours avant l’annonce, le 24 décembre, d’un accord entre Londres et Bruxelles. Nous n’avons rien à y changer.
Quand ces lignes seront lues, on saura sans doute si les négociations entre le Royaume-Uni et l’Union européenne auront abouti, ou si elles sont rompues. A l’heure où nous mettons sous presse, l’incertitude est de mise. Mais même si une surprise n’est jamais exclue, la première hypothèse est la plus probable : Londres et Bruxelles devraient finir par trouver un compromis « au finish » sur leurs futures relations – sachant que la « période de transition » s’achèvera irrévocablement le 31 décembre. A cette date, quoi qu’il arrive, le pays aura recouvré sa pleine souveraineté.
Les grands médias français et européens, qui n’ont jamais digéré le choix populaire britannique, se moquent de la longueur des pourparlers, dont au moins trois dates butoirs successives ont été dépassées. Quelle torture interminable, se lamentent-ils. En réalité, il faut distinguer, en matière de négociation, la tactique de la substance. C’est au titre de la première qu’il faut comprendre les postures des uns et des autres. Londres a ainsi annoncé vouloir mobiliser la Royal Navy pour garantir que nul pêcheur européen ne pénétrera dans ses eaux si aucun accord n’est signé. Et avait menacé de décréter des exceptions unilatérales au traité de divorce signé fin 2019. De son côté, Bruxelles se déclare décontracté dans l’hypothèse d’un « no deal » (absence d’accord). Tactiquement, personne n’a intérêt à montrer qu’il compte trop impatiemment sur un compromis.
Mais il faut plutôt s’intéresser à la substance. D’abord en rappelant que 90% d’un possible accord sont déjà réglés – notamment en matière de transport, d’énergie, de sécurité… Il reste trois points qui achoppent. D’abord, Londres entend recouvrer son droit à déterminer qui peut pêcher dans ses eaux. Qui oserait affirmer qu’une telle exigence est illégitime ? Ce principe prévaudra. Mais le premier ministre britannique pourrait accepter son application progressive, moyennant délais et quotas.
Le deuxième point a trait aux « conditions équitables de concurrence ». Depuis le début, les Vingt-sept proposent un accès « sans quota et sans droits de douane » au marché intérieur de l’UE, à condition… que les Britanniques s’alignent sur toutes les règles européennes, celles d’aujourd’hui et même celles à venir. En dix mois, Bruxelles n’a pas bougé d’un iota sur cet oukase absurde en refusant de comprendre que si les Anglais ont choisi de quitter l’Union, ce n’est certainement pas pour continuer à en accepter ses contraintes. Mais, martèle Bruxelles, il nous faut nous préserver de tout dumping fiscal, social ou environnemental. L’argument est plaisant : comme si le moins-disant fiscal n’existait pas déjà aujourd’hui au sein de l’Union (Irlande, Luxembourg…), comme si la course aux pires conditions de travail et salariales n’était pas déjà la triste réalité (chauffeurs routiers slovaques ou polonais), comme si le Royaume-Uni n’avait pas déjà affiché son programme climatique plus drastique (qu’on s’en réjouisse ou pas) que celui de l’UE… Cependant, dans la dernière ligne droite, le négociateur en chef européen semble avoir enfin renoncé à exiger un alignement automatique sur les règles européennes futures, comme au mécanisme de sanctions automatiques qu’il défendait.
Dernier point : tout accord de libre-échange prévoit une instance chargée d’arbitrer les conflits. Londres veut une juridiction impartiale, et refuse donc que la Cour de justice de l’UE soit le pivot de futurs arbitrages. Là encore, l’acceptation par les Vingt-sept d’une position de bon sens est la clé d’un compromis.
En réalité, à Bruxelles, on est pris entre deux impératifs contradictoires. D’un côté, il faut montrer que quitter la secte européenne ne peut se faire qu’au prix de souffrances atroces, sauf à accepter une fausse sortie qui laisse intacte le carcan. Bref, il faut dissuader les futurs candidats. Mais d’un autre, la réinstauration de taxes et de conditions aux échanges commerciaux aurait des conséquences néfastes sur les Vingt-sept, sur l’Allemagne en particulier, numéro deux mondial des exportations. Ce qui explique qu’en coulisses, Angela Merkel pousse à un compromis, là où le président français a endossé le costume du matamore.
Nombre de commentateurs européens n’ont pas de mots assez durs contre ces Britanniques « qui croient encore à la souveraineté », un mythe qui serait rendu caduc par la mondialisation. Ils seraient bien inspirés d’entendre la rumeur des peuples qui enfle, dans le monde entier. Y compris en Europe aujourd’hui.
Et plus encore demain.
Pierre Lévy