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La Commission européenne favorise les délocalisations : l’exemple de Bridgestone-Béthune

Bridgestone Béthune

La multinationale Bridgestone prévoit de fermer son usine de pneumatiques de Béthune. En cause : d’une part la transition environnementale pilotée par Bruxelles, d’autre part les délocalisations vers l’Europe de l’Est, en l’espèce encouragées par des fonds européens (article paru dans l’édition de Ruptures du 26/10/2020)

Mercredi 16 septembre, 11 heures du matin. Les salariés de l’usine de pneus Bridgestone, à Béthune (Pas-de-Calais), sont sous le choc : la direction du groupe japonais annonce vouloir fermer le site au premier trimestre 2021. 863 emplois seraient rayés de la carte.

Autant de familles jetées dans le désarroi, sans même parler des conséquences pour les nombreux sous-traitants. Le porte-parole du gouvernement, Gabriel Attal, évoque une « véritable trahison » ; sa collègue déléguée à l’industrie, Agnès Pannier-Runacher, veut « mettre les dirigeants face à leurs responsabilités » ; et le président du Conseil régional demande à ces derniers de renoncer à la fermeture en échange d’investissements que les pouvoirs publics financeraient à hauteur de 50% sinon, « ce sera la guerre », tonne Xavier Bertrand… Ce dernier avait déjà versé 500 000 euros de fonds publics en 2018, année au cours de laquelle le groupe japonais a également touché 1,8 millions de fonds d’Etat au titre du CICE…

Depuis lors, un « accord de méthode » a été signé prévoyant un « dialogue social » en vue de trouver des « scénarios alternatifs ». Mais qui est dupe ? En quelques années, la production est tombée de 30 000 à 5 000 pneus par jour. Dès lors, les protestations officielles auraient été plus crédibles si elles étaient arrivées plus tôt ; et, surtout, si les véritables enjeux avaient été pointés : d’une part, la libre circulation des capitaux au sein de l’UE, et donc la liberté de délocalisation ; d’autre part, les conséquences de la « transition écologique » pilotée par Bruxelles.

La direction du groupe nippon avance deux justifications à sa décision : d’une part, la concurrence des pneus produits dans les pays à « bas coût de main d’œuvre » ; d’autre part une « surcapacité » en Europe.

S’agissant du premier argument, la direction du groupe est bien placée pour citer la concurrence de la main d’œuvre à bas coût : elle n’a eu de cesse d’investir massivement en Europe de l’Est, précisément pour bénéficier du différentiel salarial, comme le pointe Jean-Luc Ruckebusch, délégué CGT de l’usine. A contrario, s’indigne ce dernier, les investissements à Béthune ont été quasi nuls, tout juste les dépenses de maintenance.

Il rappelle par ailleurs que, globalement, les importations de pneus vers la France ont bondi de + 151% en dix ans, et dépassent désormais les exportations. Une catastrophe face à laquelle un « bouclier anti-dumping social » serait nécessaire, selon le syndicaliste.

Car la production de l’usine Bridgestone de Poznan (Pologne) est passée de 24 à 30 000 unités par jour. Celle de Tatabanya (Hongrie), créée à la fin des années 2000, a vu sa production tripler entre 2013 et 2017, moyennant un investissement de près de 270 millions d’euros, au moment même où le groupe commençait à rogner ses effectifs en France.

Bridgestone a reçu de grasses subventions de l’Union européenne pour investir en Pologne

Si ce n’est pas une délocalisation au sens strict, cela y ressemble fortement. Mais il y a mieux – ou pire… La pauvre multinationale a reçu de grasses subventions de l’Union européenne : ses 139,1 millions d’investissements en Pologne ont été financés, à hauteur de 24 millions, par Bruxelles. Plus précisément par le Fonds européen de développement régional (FEDER), dont l’objet est officiellement de favoriser les régions européennes les moins développées.

Une note de la Commission datant de 2013 précise à cet égard que le projet d’investissement mérite ce plantureux coup de pouce parce qu’il concerne des « produits de pointe » incluant des innovations permettant en particulier de réduire les émissions de gaz à effet de serre. En outre, l’investissement permettait de créer « 201 emplois ». Au prix, donc, de la fermeture ultérieure de (notamment) son usine française.

C’est là qu’intervient le second argument mis en avant par la firme, qui évoque donc une « surcapacité en Europe ». En réalité, celle-ci est d’une part liée à une division du travail sur le Vieux continent : les « petits pneus » pour véhicules de tourisme sont « plus rentables » à fabriquer dans les pays à bas salaires, tandis que les usines à l’ouest pourraient maintenir cette « compétitivité » sur les plus gros (et plus rentables) pneumatiques, par exemple ceux équipant les SUV (véhicules utilitaires sports). Mais rien n’a été investi à Béthune en ce sens. A noter que les autres constructeurs de pneumatiques sont dans la même logique : Continental (qui a liquidé son usine dans l’Oise), Goodyear (qui a fermé ses usines d’Amiens), et même Michelin.

Dès lors que la « transition écologique » passe par moins de véhicules automobiles, cela signifie forcément… moins de pneus à produire

D’autre part et surtout, les responsable politiques qui s’affichent scandalisés se sont bien gardés de pointer une évidence : dès lors que la « transition écologique » passe par la réduction de la place et du nombre de véhicules automobiles, cela signifie forcément… moins de pneus à produire.

Dernier exemple en date : le projet (non encore concrétisé) de surtaxer les « gros véhicules » en fonction de leur poids (et donc en particulier… les SUV). Un nouveau handicap pour un marché automobile sinistré lors du confinement, et dont l’emploi est en ligne de mire avec, entre autres, la perspective du remplacement des moteurs thermiques par des moteurs électriques (pour sa part, le puissant syndicat allemand IG Metall sonne déjà l’alerte dans ce contexte).

Pris en étau

Les salariés de Bridgestone sont donc pris en étau entre ces consignes « environnementales » qui pèsent sur le secteur automobile, y compris les équipementiers ; et la priorité aux délocalisations pour des raisons dites de « compétitivité », c’est-à-dire de maximisation des profits.

Le ministre de l’Economie, Bruno Le Maire, peut bien marteler que « relocalisation » et « réindustrialisation » sont des « priorités ». En réalité, les délocalisations ont toutes chances de se poursuivre, car, pour l’Union européenne, il est interdit… de les interdire. Et pour cause : c’est la définition même du marché unique. Capitaux et marchandises peuvent y circuler sans contrainte, au bon vouloir des firmes et des investisseurs.

La Pologne constitue à cet égard un cas d’école : elle ne cesse de recevoir des activités que les grands groupes jugent « trop chères » à l’Ouest. Pour la seule année 2017, Castorama et Bricodépôt y ont par exemple expédié une part de leurs activités (tertiaires), au moment où Whirpool déménageait son usine d’Amiens (électroménager) vers ce même eldorado.

A noter que Varsovie gagne ainsi sur tous les tableaux puisque le pays bénéficie d’un côté de ces grands déménagements, et d’un autre de transferts financiers massifs, notamment via le FEDER. Des subventions censées aider les régions défavorisées, mais qui profitent donc en réalité plus aux grands groupes – occidentaux, voire, en l’espèce, japonais – qu’au peuple polonais.

Au demeurant, les délocalisations ne se font pas exclusivement vers l’Europe de l’Est. En juin dernier, le groupe belge Schréder a annoncé que l’usine Comatelec (Cher) qui fabrique de l’éclairage extérieur, va voir sa production déménagée vers le site espagnol de Guadalajara (une centaine d’emplois). Des élus locaux – les collectivités sont les grands clients de cette entreprise – ont imaginé protester en menaçant d’acheter des produits analogues mais qui restent fabriqués en France. Encore une fois, mauvaise pioche : le code des marchés publics interdit de spécifier une telle condition. Ce serait en effet contradictoire avec les règles du marché unique européen…

En 2005, la Polonaise Danuta Hubner, qui était alors commissaire européen à la politique régionale, confiait au quotidien La Tribune : « il faut favoriser les délocalisations en Europe » – une confidence dont elle regretta très vite la franchise. Depuis cette date, cette ligne a été suivie avec une grande constance. Quelles que soient les proclamations ministérielles…

 

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