Désastre. Débâcle. Fiasco. Les dirigeants et commentateurs occidentaux eux-mêmes expriment leur sidération face au séisme qu’a représenté la prise de Kaboul par les Taliban, le 15 août dernier, alors même que les soldats de l’OTAN n’avaient pas encore remballé leur paquetage.
Certes, après deux décennies de guerre, l’arrivée des « étudiants en religion » aux manettes du pays ne dessine pas nécessairement un avenir enviable pour les Afghans – et particulièrement pour les Afghanes. Mais c’est à eux, et à eux seuls, de décider de celui-ci.
Cela rappelé, il n’est pas interdit de se réjouir de la déroute américaine, car c’est bien de Washington que la funeste aventure avait été déclenchée il y a vingt ans tout juste. L’arrogante Amérique, qui un temps rêva d’imposer au monde son hégémonie, a offert un spectacle surréaliste : elle a imploré ses anciens ennemis en haillons de lui laisser déployer son ultime logistique de retrait… Surtout, Joseph Biden l’a martelé : les Etats-Unis n’ambitionnent plus, désormais, de guerroyer partout sur la planète en prétendant « construire des nations », c’est-à-dire mettre en place des régimes à leur botte. Ils n’interviendront plus, selon la Maison-Blanche, que pour défendre leurs propres intérêts vitaux. Certes, une telle promesse ne tiendra sans doute pas pour l’éternité.
Les dirigeants de pays qui se fiaient au « parapluie américain » sont pris de court, notamment les Européens, mis devant le fait accompli
Reste que les dirigeants de pays qui croyaient pouvoir se fier au « parapluie américain » sont pris de court. A commencer par les Européens, qui ont été mis devant le fait accompli : ni le principe ni même les modalités du retour des soldats de l’OTAN ne leur ont été soumis, alors même qu’ils avaient des troupes sur le terrain. Les plus atlantistes – Berlin, Londres, Copenhague et quelques autres – sont les plus humiliés. Cerise sur le gâteau : la « trahison » a certes été enclenchée en 2020 par Donald Trump, mais c’est bien son successeur démocrate qui l’a mise en oeuvre, quelques mois seulement après que la victoire de ce dernier eut été saluée par les dirigeants enthousiastes de l’UE comme un immense soulagement. Il est vrai que la continuité à la Maison-Blanche, d’apparence paradoxale, est claire : Washington entend désormais concentrer son énergie et ses forces contre le rival d’aujourd’hui et plus encore de demain : la Chine.
Face à ce lâchage spectaculaire « le monde (le sien, en réalité) est pris de vertige », s’affolait fin août l’eurodéputé macroniste Bernard Guetta. Et l’ex-chroniqueur géopolitique du service public de s’angoisser : « il n’y a plus de parapluie, plus de protection assurée, plus d’alliances en béton ». Ainsi, poursuit-il, les Etats-Unis pourraient rester de marbre « au cas où Vladimir Poutine marcherait sur Kiev », voire « s’il engageait ses mercenaires dans les Balkans, se manifestait plus encore dans la zone baltique, en Libye et en Afrique subsaharienne ». C’est tout juste s’il ne cite pas les cosaques défilant sur les Champs-Élysées.
Dès lors, conclut au clairon Bernard Guetta, « il n’y a plus une seconde à perdre » pour pousser l’intégration militaire de l’Union européenne, en particulier « développer en commun les armes du futur et nous préparer ensemble aux nouvelles batailles, spatiales et numériques ». Et comme le hasard fait bien les choses, le renforcement d’une « défense européenne » était justement au menu des Vingt-sept début septembre, une réunion ministérielle où fut notamment évoqué le projet d’une force d’intervention rapide de l’UE de 5 000 hommes, dite de première entrée.
Obsédé par son envie d’exister au niveau mondial, Bruxelles tire donc de la catastrophe afghane – après deux décennies de tutelle occidentale, la moitié des enfants de moins de cinq ans souffrent de malnutrition – une conclusion affligeante : il faut plus d’Europe militaire. Sauf que cette trouvaille mille fois fantasmée, tout particulièrement par le maître de l’Elysée, n’a pas tardé à provoquer de nouveaux affrontements au sein des Vingt-sept. Pire : la « solidarité » européenne que Paris attendait après la gifle du contrat de vente de sous-marins à l’Australie, cassé par la volonté américaine, a été fort discrète, preuve qu’à Berlin notamment, le lien transatlantique demeure prioritaire.
Et à supposer qu’un improbable consensus soit trouvé, il restera à convaincre les peuples que l’urgence est à multiplier les interventions extérieures sous la bannière bleu-étoilée. Et ce, après que les solutions militaires eurent fait les miracles que l’on sait en Asie centrale, mais aussi au Sahel ou au Moyen-Orient.
Bon courage !
Pierre Lévy