Actu

Fulgurances eurocratiques (éditorial paru dans l’édition du 28 mai)

Conférence avenir europe

Un chef d’œuvre. S’il existait un concours de langue de bois pétrie d’écriture automatique, les Vingt-sept, réunis le 8 mai à Porto, eussent sans conteste remporté le Grand Prix. Leur texte conclusif porte aux nues la future « transformation en vue d’une reprise équitable, durable et résiliente (…) collective, inclusive, rapide et fondée sur la cohésion (qui) renforcera la compétitivité, la résilience, la dimension sociale et le rôle de l’Europe sur la scène mondiale ». Le tout afin de « réaliser une convergence sociale et économique ascendante ». Et les chefs d’Etat et de gouvernement d’asséner : « nous sommes déterminés à continuer d’approfondir la mise en œuvre du socle européen des droits sociaux ». Pour les distraits, ledit socle avait été solennellement adopté en novembre 2017 dans la ville suédoise de Göteborg.

A l’époque, Emmanuel Macron, alors fraîchement élu, affirmait que le modèle social français devait s’inspire de la Suède pour « réduire la conflictualité » entre partenaires sociaux. Quatre ans plus tard, le maître de l’Elysée, à l’unisson de Bruxelles, n’en démord pas : « les partenaires sociaux (doivent être) associés à la construction de l’Europe sociale de demain ». Le 29 avril, afin de préparer le sommet de Porto, il réunissait tous les leaders syndicaux et patronaux français, sans qu’un seul manque à l’appel.

S’il n’y avait la réalité des millions d’ouvriers, d’employés, de chômeurs, de jeunes plongés dans les difficultés ou l’angoisse du lendemain, la réapparition régulière de l’arlésienne « Europe sociale » serait cocasse. En 1997 déjà, les socialistes européens, qui accédaient aux responsabilités au Royaume-Uni, en France et bientôt en Allemagne, tenaient leur congrès à Malmö avec un mot d’ordre : « l’Europe sera sociale ou ne sera pas ». On connaît la suite.

L’Europe sociale est une imposture. D’abord parce que l’intégration européenne a été conçue d’emblée dans l’intérêt des oligarchies économiques en vue de déconnecter les peuples de leur souveraineté politique. Ensuite parce que tout syndicaliste sait – ou devrait savoir – qu’aucune avancée pour le monde du travail n’a jamais été conquise que par la lutte, et certainement pas octroyée d’en haut.

Autre récent trait de génie eurocratique visant à « créer du consensus » : la conférence sur l’avenir de l’UE, solennellement lancée le 9 mai à Strasbourg. Une initiative « historique » et « sans précédent » visant à « renforcer la connexion avec nos citoyens », s’est extasiée Dubravka Suica, commissaire à la démocratie et à la démographie (sic !). Et quand il s’agit de fantasmer sur son propre futur, l’Union met en place une usine à gaz dont elle a le secret : une assemblée plénière de 108 députés nationaux, de 108 eurodéputés, de 54 représentants des Etats, de délégués de la Commission, du comité des régions, du comité économique et social, des partenaires sociaux, des ONG. Plus 108 simples citoyens. La plénière sera dotée de panels, d’une plateforme informatique, d’un comité exécutif, d’une présidence tricéphale… Le tout devant aboutir au premier semestre 2022, c’est-à-dire sous présidence française (et juste avant le scrutin présidentiel).

Ces pathétiques gesticulations soulignent en creux le désarroi des élites face à la désaffection populaire quant à leur projet d’intégration européenne

Emmanuel Macron se targue d’avoir été l’initiateur de ce coup de génie (comme déjà en 2018, lors d’un grand débat à l’échelle de l’UE dont nul ne se souvient), et prévoit une préparation hexagonale dudit débat : à l’automne, des conventions régionales devraient réunir des citoyens tirés au sort. Exactement comme lors de ladite « convention citoyenne sur le climat ». A l’époque, la question était de savoir « comment » (et non « si » il fallait) réduire les émissions de CO2. De manière analogue, il s’agira désormais de savoir comment il faut embellir l’UE – et certainement pas s’il faut remettre en cause son existence même.

Ces pathétiques gesticulations sont réjouissantes : elles soulignent en creux le désarroi des élites face à la désaffection populaire quant à leur projet d’intégration européenne. Ce que Michel Barnier souligne à sa manière : l’ancien négociateur européen en chef du Brexit bat actuellement la campagne en mettant en garde contre l’idée que la sortie du Royaume-Uni serait un accident. Selon lui, s’il est trop tard pour ce pays, il est encore temps d’éviter une tentation de sortie dans d’autres Etats, à condition de prendre cette « menace », en France en particulier, au sérieux.

Pour sa part, celui qui entra à l’Elysée en 2017 en héraut de l’Europe exhorte désormais à « résister au défaitisme ambiant ».

Quel aveu…

Pierre Lévy

Partager :