Actu

Ukraine : l’extraordinaire hypocrisie du camp atlantique (éditorial du n°120)

Belgrade bombardée

Mardi 23 mars 1999. Une horde aérienne otanienne se déchaîne sur Belgrade. La campagne de bombardements sur la Serbie durera soixante-dix huit jours. Le pays sera finalement contraint d’admettre la sécession du Kosovo, prélude à la proclamation de l’indépendance de cette province historique serbe où a été établie une immense base militaire américaine. Slobodan Milosevic, que les Occidentaux avaient juré d’abattre, sera renversé l’année suivante. Le bilan humain de même que les destructions d’infrastructures et d’industries sont effroyables. Aujourd’hui, les Républiques ex-yougoslaves ont été intégrées à l’UE pour certaines, réduites à des confettis d’Etats impotents arrimés au camp atlantique pour les autres. Seule la Serbie tente de résister à des pressions redoublées.

Jeudi 20 mars 2003. Bagdad subit un déluge de fer et de feu. En une nuit, la capitale irakienne reçoit plus de bombes et de missiles que l’Ukraine lors des deux premiers mois de la guerre. Dans le viseur des Américains et de leurs alliés – hors France et Allemagne – figure Saddam Hussein. Le prétexte était la présence d’« armes de destruction massive » dont il est aujourd’hui établi qu’elles n’ont jamais existé. La « seconde guerre d’Irak » durera plus de huit ans, et ne sera pas loin de satisfaire au vœu du secrétaire d’Etat James Baker en 1991 : ramener ce pays « à l’âge de pierre ». Encore le martyre de celui-ci avait-il en réalité commencée une décennie plus tôt, avec un embargo aux conséquences terrifiantes. Interrogée sur les 500 000 enfants morts faute de soins ou de nourriture, l’Américaine Madeleine Albright affirma, quelques années plus tard que « oui, cela en valait le prix ».

La guerre et l’occupation engendrèrent Daech. L’Irak est aujourd’hui un Etat économiquement ruiné et politiquement déliquescent. L’état de l’Afghanistan, soumis à vingt ans de férule occidentale après l’invasion de 2001, est encore plus catastrophique. La Syrie elle aussi fut dans le viseur des Occidentaux, qui avaient rêvé de faire chuter Bachar el-Assad, bien trop non-aligné à leur goût. Faute d’avoir atteint cet objectif, ceux-ci étranglent désormais ce pays économiquement. Et que dire de la Libye, soumise en 2011 aux raids aériens qui visaient à faire chuter le colonel Khadafi ? C’est désormais un Etat failli, où, plus de dix ans plus tard, les clans s’affrontent sans qu’aucun pouvoir légitime n’émerge, là aussi dans le contexte d’une économie en ruine.

Ce bilan édifiant n’impose pas d’abdiquer tout esprit critique vis-à-vis de la guerre déclenchée par la Russie le 24 février. Il éclaire cependant l’hypocrisie des Etats-Unis et de l’Union européenne, prompts à revêtir les habits de défenseurs de la veuve et de l’orphelin ukrainiens, ainsi que de l’intégrité et de la souveraineté nationales. Surtout, il souligne l’inanité du mantra sans cesse répété par les dirigeants occidentaux selon lequel Moscou, par son agression, aurait détruit l’« ordre international fondé sur des règles issu de la fin de la seconde guerre mondiale ». La réalité est qu’après l’effacement de l’URSS, le camp atlantique a jugé que tout lui était permis.

Parmi les conséquences des guerres occidentales figure l’émergence de vagues massives d’émigration

Parmi les conséquences des guerres occidentales figure l’émergence de vagues massives d’émigration. Après le pic de 2015-2016, celle qui s’annonce constitue une source d’angoisse pour les dirigeants de l’UE, qui redoutent une nouvelle montée du « populisme ». De fait, après la levée des restrictions Covid, le nombre de migrants arrivant par les routes de la Méditerranée occidentale (Maroc), centrale (Libye, justement), ou orientale (Turquie, Balkans) est en passe de doubler voire de tripler, et cela n’est peut-être qu’un début. Or les Vingt-sept, malgré des années de négociation, continuent à s’opposer sur les procédures d’asile et la « répartition du fardeau ».

Cela a déjà provoqué une crise diplomatique entre Paris et Rome. Et risque désormais de constituer, après la crise énergétique et la crise économique – autant de dossiers lourds de divergences entre Etats membres – un nouveau et explosif sujet d’affrontements. Par exemple, alors que la Croatie est en passe de rejoindre l’espace Schengen, elle risque de voir sa frontière nord filtrée par la Slovénie, qui elle-même réagit aux mesures restrictives de l’Autriche – et tout à l’avenant. Ce qui réduit en miettes la libre circulation, une des fiertés de l’intégration européenne. Au point qu’à Bruxelles, certains redoutent le début d’une désintégration.

Ce ne serait, après tout, qu’un juste retour des choses.

Pierre Lévy

Partager :