L’UE choisit le moment où Washington et Moscou esquissent un très prudent dialogue pour afficher une attitude martiale et jusqu’au-boutiste
Plaisant retournement. Pendant ses trente-six ans de carrière parlementaire, Joseph Biden n’a jamais caché son hostilité à la Russie en général, puis à Vladimir Poutine en particulier. Fraîchement entré à la Maison-Blanche, il assurait encore qu’avec ce dernier, il n’y avait rien à discuter. Et il y a quelques semaines à peine, il qualifiait son homologue russe de « tueur ». Finalement, les deux hommes se sont rencontrés le 16 juin à Genève. Le président russe a dû savourer le moment. Son homologue avait préalablement nuancé son appréciation : le chef du Kremlin était soudain devenu « brillant, coriace ». En retour, ce dernier a salué « le pragmatisme et l’énorme expérience » du président américain.
Peu avant l’entrevue, tant Washington que Moscou s’étaient efforcés de modérer les attentes : nul ne devait se faire d’illusion sur une éventuelle « percée ». Mais, dans le climat délétère fait de sanctions, de contre-mesures, et d’attaques ouvertes – la partie américaine accusant Moscou notamment de cyber-ingérences dans les élections et l’économie américaines – qu’un tel échange ait eu lieu constitue un événement tout sauf anodin. Vladimir Poutine s’est réjoui qu’il n’y ait « pas eu d’hostilité » et a salué une « relation pragmatique » ; son homologue a qualifié les échanges de « bons, positifs, et sans hystérie ». Bref, si la confrontation n’est pas près de disparaître, celle-ci, espère-t-on des deux côtés, pourrait avoir lieu selon des règles, et dans un cadre plus rationnel. Même si Joseph Biden a cru bon de brandir ses « lignes rouges » (attaques cyber attribuées à Moscou, sort d’Alexeï Navalny).
Symboliquement, les ambassadeurs respectifs vont regagner leur poste. Surtout, un « dialogue de stabilité stratégique » devrait être institué afin de rebâtir une architecture de contrôle des armements nucléaires. L’actuelle a été lancée dès les années 1970, mais s’est progressivement effondrée depuis les années 2000 suite aux dénonciations unilatérales de traités de la part des Américains. Seul celui sur les forces stratégiques a été récemment renouvelé ; mais il conviendrait d’y intégrer désormais de nouveaux acteurs et de nouvelles technologies. C’était, avec le climat et les conflits régionaux, l’un des dossiers d’entente possible que le président russe avait évoqués il y a quelques semaines. Et c’est aussi l’un des rares domaines concernant la Russie pour lequel celui qui allait devenir le président américain a toujours manifesté un certain intérêt. Au regard des modestes ambitions affichées pour la rencontre de Genève, ce n’est déjà pas si mal. Mieux vaut de petits pas prudents que des embrassades sans lendemain.
Mais on remarquera – avec effroi ou amusement, c’est selon – que le chef de la diplomatie de l’UE a précisément choisi ce 16 juin que pour présenter le document proposant la future stratégie des Vingt-sept à l’égard de la Russie, stratégie qu’il a résumée par ces trois verbes : « riposter, contraindre, dialoguer ». Notant que les relations avec le grand voisin de l’Est n’avaient jamais été aussi mauvaises depuis la Guerre froide et que cette spirale risque de s’amplifier, Josep Borrell a précisé qu’il convenait de conjuguer ces trois instruments simultanément. « Riposter » se réfère à la contre-attaque annoncée face aux offensives futures prêtées à Moscou ; « contraindre » s’appuie sur le renforcement souhaité des capacités militaires euro-atlantiques ; et « dialoguer » vise à faire miroiter la levée de certaines sanctions et la reprise de certains échanges. Cela s’appelle « la carotte et le bâton », le tout enrobé dans un langage d’adjudant-chef.
Les Vingt-sept débattront de ce document lors du Conseil européen prévu les 24 et 25 juin. A Bruxelles, on n’aime rien tant qu’imaginer l’UE en « grande puissance » géopolitique. Une perspective totalement illusoire, ne serait-ce que parce que les Etats membres sont plus divisés que jamais. M. Borrell l’a lui-même reconnu, en implorant ceux-ci de se mettre d’accord, et de ne pas favoriser Moscou par des discussions séparées comme cela a souvent été le cas. Mais tant l’histoire que les intérêts sont profondément différents d’un pays à l’autre, ce qui fait apparaître l’unité recherchée comme un vœu pieux.
Mais si, par hypothèse d’école, l’UE surmontait ses divergences, il faudrait noter qu’elle choisit le moment où Washington et Moscou esquissent un très prudent dialogue pour afficher une attitude martiale et jusqu’au-boutiste.
Une Europe qui deviendrait « puissance géopolitique » ? Au secours !
Pierre Lévy