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L’UE défiée… (éditorial paru dans l’édition du 26 octobre)

tribunal constitutionnel

Consternation. Angoisse. Hystérie. Telle est la palette de sentiments par laquelle est passée la bulle bruxello-strasbourgeoise après le verdict explosif que le tribunal constitutionnel polonais a rendu le 7 octobre. Ce dernier a affirmé la supériorité de la constitution nationale sur le droit de l’UE. Une attaque contre « les fondements » de l’ordre européen, a tonné la présidente de la Commission. L’europarlement n’a pas été en reste. « Vous défiez l’Union européenne, nous ne vous laisserons pas faire ! » a même surenchéri le porte-parole de La France Insoumise (qui mériterait pour l’occasion d’être renommée FSB, France soumise à Bruxelles…), jouant ainsi les chiens de garde de l’idéologie européiste. Et lors du Conseil européen du 21 octobre, de nombreux dirigeants, à l’instar d’Emmanuel Macron, ont exprimé leur fureur. Seule, Angela Merkel a tenté de calmer le jeu, consciente qu’un affrontement avec Varsovie menait sur des pentes dangereuses pour l’Union européenne.

Car la Cour polonaise a raison : la supériorité du droit européen n’est inscrite dans aucun traité. Seule une jurisprudence de la Cour de justice européenne l’a instituée, et cette interprétation ne tient que parce qu’aucun gouvernement ne l’a jamais contestée. En l’espèce, Varsovie fait valoir que si les pays ont consenti à des transferts de souveraineté dans certains domaines (l’économie, par exemple), l’organisation du système judiciaire interne – centre du conflit en cours avec Bruxelles – reste une prérogative nationale.

Mais si la Commission a juridiquement tort, elle a politiquement raison. Car la position polonaise remet en cause l’essence même de l’intégration européenne : si un pays affirme pouvoir décider en dernier ressort face aux institutions communautaires, à quoi bon faire l’Europe ? Celle-ci a précisément été conçue comme un verrou contre le libre choix des peuples… C’est ce qu’ont bien compris nombre de dirigeants européens, qui alertent contre la fin programmée de l’UE si on accepte le précédent créé par la Pologne et qui a été immédiatement soutenu par la Hongrie.

D’autant que l’arrêt polonais ne vient nullement dans un ciel serein. Déjà en 2020, la Cour constitutionnelle allemande avait rendu un arrêt remettant en cause la primauté de la Cour de justice européenne : les juges de Karlsruhe avaient sommé la Banque centrale allemande et le gouvernement fédéral de se soumettre à son autorité et non à celle de Luxembourg. Le coup de tonnerre avait été énorme. Et même hors UE, des signaux s’allument : en Norvège, le parti du centre (attaché à la décentralisation), partenaire junior de la coalition qui s’installe au pouvoir, vient d’affirmer qu’il faudrait sortir du marché unique. Au printemps dernier, la Suisse avait rompu les très longues discussions avec Bruxelles qui prétendait lui imposer un carcan comparable à celui des Etats membres.

Si un pays affirme pouvoir décider en dernier ressort face aux institutions communautaires, à quoi bon faire l’Europe ?

Au sein de l’Union, des voix plus nombreuses mettent en cause la légitimité du dernier mot que Bruxelles s’attribue au nom des « valeurs européennes ». Au point de déclencher l’inquiétude du Monde qui s’indignait récemment (06/10/21) de cette épidémie en France : « il est devenu de la dernière mode d’en appeler à des référendums constitutionnels (…) pour contester l’influence des juridictions européennes sur le droit français ».

La chroniqueuse du quotidien épinglait Arnaud Montebourg, coupable de faire campagne pour que le Parlement français « exprime en dernier ressort la souveraineté nationale » ; et plus encore le pourtant très europhile Michel Barnier, qui a appelé à un « bouclier constitutionnel » national (en matière de migrations) afin de mettre le pays à l’abri des jugements de la CJUE. Celui qui a été commissaire européen pendant dix ans n’est évidemment pas devenu souverainiste. Mais visant l’Elysée, il tente de capter le sentiment populaire, et alerte les siens en se prévalant de son expérience de négociateur du Brexit : la décision du peuple britannique, martèle-t-il, n’était pas un accident, et pourrait bien se reproduire ailleurs si on continue d’être sourd aux aspirations des peuples. Au même moment, le quotidien britannique The Telegraph suggère que, plutôt que d’avoir négocié avec Bruxelles une sortie sur la base de l’article 50, Londres aurait peut-être pu choisir de simplement refuser d’appliquer le droit européen…

Alors, sortir de l’UE, ou décréter la supériorité du droit national ? C’est en réalité la même question. Et la deuxième formulation pourrait bien être encore plus rassembleuse.

Pierre Lévy

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