Pacte de stabilité, politique migratoire, augmentation du budget communautaire pluriannuel, importations sans droits de douane des produits agricoles ukrainiens, élargissement, « Pacte vert »… La liste n’est pas exhaustive des dossiers sur lesquels les Vingt-sept s’écharpent, ouvertement ou plus discrètement.
Dans ce contexte pour le moins chahuté, le commissaire européen chargé du marché intérieur, le Français Thierry Breton, a-t-il trouvé un domaine qui fasse enfin consensus parmi les Etats membres ? Le 11 janvier, il a proposé de muscler l’« Europe de la Défense » – il serait plus exact de parler de l’Europe de l’armement – à travers la création d’un fonds doté de 100 milliards d’euros. La somme n’est pas tout à fait négligeable : si on la rapporte à la population vivant dans l’UE, elle représente plus de 200 euros par personne, bébés compris…
Selon le commissaire – un grand partisan des réductions des dépenses publiques quand il était ministre des finances français (2005-2007) – il s’agit d’une part de « renforcer significativement notre base industrielle de défense » ; et d’autre part de « développer des infrastructures communes de sécurité ». Parmi ces dernières pourraient par exemple figurer le déploiement de satellites de surveillance de l’espace, des systèmes communs de défense aérienne, le possible lancement d’un porte-avion européen, ou bien des centres communs de cybersécurité.
L’achat direct par l’UE d’armements, de munitions et de matériels n’est pas autorisé par les traités. Pour contourner ce malencontreux obstacle, plusieurs fonds existent déjà, à l’image du Fonds européen de défense qui finance la recherche militaire ; du fonds baptisé ASAP encourageant les investissements des entreprises d’armement qui produisent des munitions ; du Fonds EDIP favorisant les acquisitions communes, par au moins trois Etats membres, d’équipements militaires.
On peut aussi citer la « Facilité européenne pour la paix » (sic !), un instrument plus ancien censé répondre aux besoins militaires des pays ou des régimes que Bruxelles souhaite soutenir, ce qui ne peut être fait par le budget général de l’UE. Le problème est que ce Fonds a été largement vidé par l’aide à l’Ukraine, et qu’il faudrait trouver un consensus pour l’abonder à nouveau.
Avec son projet présenté en janvier (et qui ne prendrait de toute façon pas forme avant la fin de l’année), Bruxelles souhaite subventionner les firmes productrices d’armes et de matériels qui, issues de plusieurs Etats membres, s’engageront à travailler ensemble. « Nous sommes prêts à aider les entreprises à prendre certains risques, notamment investir dans de nouvelles capacités, et ce sans nécessairement disposer d’emblée de commandes des différentes armées » a bien précisé M. Breton. En clair : risquer l’argent des contribuables pour permettre aux grandes firmes concernées d’être sures de rentrer dans leurs frais même si les commandes ne sont pas aussi nombreuses que prévu…
Les esprits chagrins pourraient observer qu’il s’agit là d’aides d’Etat, en principe pas très conformes au libéralisme prescrit par les traités. Certains gouvernements pourraient du reste brandir cet argument pour contester le projet. Mais pour M. Breton, comme pour de nombreux dirigeants européens (dont Emmanuel Macron), le jeu en vaut la chandelle.
Ladite Europe de la Défense poursuit deux objectifs : satisfaire les marchands de canons, et répondre aux fantasmes de l’« Europe-puissance »
Si aucun d’entre eux n’ose plus rêver d’une armée commune de l’UE, ladite Europe de la Défense poursuit en réalité deux objectifs : satisfaire les marchands de canons, et en particulier les soutenir face aux grands groupes américains qui lorgnent plus que jamais sur les commandes européennes ; et répondre aux fantasmes de l’« Europe-puissance », nouvel horizon mondial dont rêvent les élites de l’UE. Le 27 février prochain, la Commission précisera à cet égard sa « nouvelle stratégie de défense ».
Le premier but est d’autant plus sensible que de nombreux Etats membres n’hésitent pas à se fournir outre-Atlantique, au grand désespoir des firmes européennes (ADS/Airbus, Dassault, Thalès, KMW, Rheinmetall…).
Encore tout récemment, le ministre de la Défense bulgare était en visite à Washington puis dans les usines du géant Lockheed Martin. Sur sa liste de courses : des chasseurs F16, des véhicules de combat, des radars dernier cri, des missiles pour garde-côtes… Sofia a prévu d’y consacrer 10 milliards de dollars d’ici 2032. A noter que la Bulgarie passe pour le pays le plus pauvre de l’UE (mais aussi l’un de ceux où la proportion de la population qualifiée de « pro-russe » – en fait, anti-guerre – est la plus importante).
La Pologne avait pour sa part signé en juillet 2022 le « contrat du siècle » (avions, chars, obusiers…) avec des firmes… sud-coréennes, au grand dam des fournisseurs européens.
« Sommes nous prêts pour la guerre ? »
Quant au second but, il a encore été illustré par une déclaration, le 12 janvier, du nouveau ministre français des Affaires étrangères. Stéphane Séjourné, un très proche du président, a ré-insisté sur l’importance de l’« Europe puissance », et martelé : « le réarmement de la France passe évidemment par le réarmement de l’Europe ».
Hasard du calendrier, six jours plus tard doit arriver en librairie un essai écrit par un journaliste français spécialiste des questions militaires. Avec pour titre : « Sommes nous prêts pour la guerre ? ».
Naguère, les propagandistes de la CEE puis de l’UE proclamaient : « l’Europe, c’est la prospérité », « l’Europe, c’est la paix ».
Le deuxième slogan est désormais en passe de devenir aussi rassurant que le premier.