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La CPE, un objet politique non identifié

CPE près de Chisinau (Moldavie)

Le deuxième sommet de la « Communauté politique européenne » (CPE) s’est déroulé le 1er juin près de Chisinau, la capitale de la Moldavie. Quarante six chefs d’Etat ou de gouvernement étaient présents. Les dirigeants des Etats membres de l’UE ont donc côtoyé ceux d’une vingtaine d’autres pays du Vieux continent. Une réunion de la « famille européenne », se sont réjoui les organisateurs. Comme lors de sa première édition, seules la Russie et la Biélorussie avaient d’emblée été exclues.

Un interdit qui n’étonnera pas si l’on se souvient de la genèse de la CPE. C’est le président français qui, le premier, avait souhaité le lancement de cet « objet politique non identifié » dans un discours datant de mai 2022. La guerre en Ukraine – dans sa phase actuelle – avait commencé trois mois plus tôt. Emmanuel Macron, comme ses collègues occidentaux, souhaitait trouver un cadre qui intègre politiquement l’Ukraine et la Moldavie, tout en restant réticent à l’époque sur l’adhésion proprement dite de ces pays à l’Union européenne.

L’idée avait donc d’abord déplu à un certain nombre de capitales, celles de pays d’Europe centrale et orientale par exemple, qui plaidaient, elles, pour une intégration en bonne et due forme de Kiev et de Chisinau au plus tôt, au nom de la solidarité atlantique, indissociable selon elles de l’UE.

Finalement, le maître de l’Elysée avait eu gain de cause en faisant miroiter que la réunion d’un tel aréopage continental serait un moyen idéal de signifier l’isolement de Moscou. De fait, la première édition, tenue à Prague en octobre 2022, avait été ouverte par le premier ministre tchèque qui avait alors célébré « l’occasion pour les démocraties européennes (y compris donc l’Azerbaïdjan ou la Turquie) de présenter un front uni contre la brutalité de Poutine ».

Pour sa part, le chef de la diplomatie de l’UE, Josep Borrell, avait ostensiblement proclamé (même s’il n’avait officiellement aucun rôle) : « cette réunion est une façon de chercher un nouvel ordre sans la Russie ».

Sans surprise, neuf mois plus tard, le climat anti-russe ne s’est guère adouci. D’autant que cette fois, le président ukrainien a fait le déplacement. Une « surprise » qui n’a surpris personne puisque Volodymyr Zelensky ne manque plus une seule réunion internationale, dès lors qu’il peut y réclamer chars, missiles et avions.

Pour le président français, ces conférences permettent une « intimité stratégique »

La CPE n’a pas d’existence institutionnelle formelle. Dès lors, à quoi peut-elle bien servir, alors qu’existent déjà l’UE, l’OTAN, sans même évoquer le Conseil de l’Europe ?

Pour certains dirigeants, en particulier pour Emmanuel Macron, ces conférences permettent une « intimité stratégique » avec le Royaume-Uni qui a quitté l’UE, de même qu’avec des pays qui refusent d’adhérer au club, comme l’Islande, la Norvège ou la Suisse. Officiellement, on peut également y travailler à des coopérations dans des domaines tels que l’énergie, la protection des infrastructures, la jeunesse, la connectivité, la mobilité. Le président français a pour sa part proposé dans ce cadre la mise en place d’une force de réserve en matière de cyber-guerre…

Les organisateurs se sont par ailleurs réjoui qu’un tel forum puisse donner lieu à des échanges informels bi- ou multilatéraux. Emmanuel Macron et Olaf Scholz ont par exemple pris part à des contacts entre les présidents arménien et azerbaïdjanais, dont les pays restent en état de guerre larvée ; ou entre le président serbe et son homologue du Kosovo, une ancienne province serbe autoproclamée indépendante en 2008 mais non reconnue par Belgrade avec qui le conflit s’est réchauffé récemment. Aucun de ces conciliabules n’a cependant débouché sur des avancées notables.

Emmanuel Macron est convaincu que toute nouvelle adhésion accroîtrait la probabilité de désintégration de l’UE, à moins de changer l’architecture et les règles de celle-ci

En réalité, la question la plus importante qui hante les esprits est celle de l’« élargissement » de l’UE. Cela concerne donc, d’une part, l’Ukraine et la Moldavie (deux anciennes Républiques soviétiques) dont les autorités frappent à la porte de Bruxelles avec insistance. Ces pays se sont vu accorder le statut de candidat il y a un an. La prochaine étape est le démarrage des négociations d’adhésion, pour lequel les Vingt-sept doivent donner leur feu vert d’ici la fin de l’année.

Par « négociations », il faut comprendre l’adaptation unilatérale de la législation des pays candidats au droit de l’UE. Le processus peut durer des années, sans garantie d’aboutir – les « négociations » avec la Turquie ont été engagées en 2015, et sont désormais gelées.

Les pourparlers sont en principe conduits Etat candidat par Etat candidat, mais de nombreux dirigeants européens plaident pour accélérer les procédures et insistent pour que certains pays des Balkans – Serbie, Monténégro, Bosnie-Herzégovine, Macédoine du Nord, Kosovo… – qui attendent depuis des années dans des antichambres plus ou moins avancées, ne soient pas oubliés. Sans quoi, insistent notamment Varsovie, Prague, mais aussi Berlin, la Russie pousserait ses pions dans cette Europe du Sud-Est afin de déstabiliser le Vieux continent.

Paris ne conteste pas l’argument, mais s’inquiète d’une UE devenant de plus en plus impotente à mesure qu’elle grossit. Ainsi, l’unanimité, qui reste la règle – au grand dam de l’Allemagne – en matière de politique étrangère serait de plus en plus difficile à négocier à trente ou trente cinq membres.

Emmanuel Macron est donc convaincu – non sans raison – que toute nouvelle adhésion accroîtrait la probabilité de désintégration de l’UE, à moins de changer l’architecture et les règles de celle-ci. Pour qui suit l’histoire de l’UE resurgit ainsi le débat qui opposa Paris à Berlin dès les années 2000 : la France plaidait pour plus d’intégration avant l’élargissement, l’Allemagne pour l’élargissement avant l’« approfondissement » – c’est ce second point de vue qui a prévalu, érigeant ainsi l’Europe centrale en arrière-cour économique de Berlin.

Ces dernières semaines, le président français a cependant semblé évoluer. Le 31 mai à Bratislava, il a appelé de ses vœux l’accélération de l’adhésion de Kiev et de Chisinau : « nous entrons dans une phase très politique, l’UE doit ancrer les Balkans occidentaux, l’Ukraine et la Moldavie ». Mais c’était pour préciser aussitôt : « il faut accepter d’avoir une union élargie, géopolitique, et que quelques-uns de ses membres décident d’avoir une politique beaucoup plus communautaire ».

Refait ainsi surface le vieux serpent de mer de « l’Europe à plusieurs vitesses », un contentieux qui a longtemps opposé Paris et Berlin. La querelle pourrait bien resurgir au sein des Vingt-sept, sans que la création de la CPE résolve le conflit en quoi que ce soit. Le prochain sommet aura lieu en Espagne en octobre.

Quoiqu’il en soit, même à long terme, l’élargissement apparaît comme une perspective improbable.

Que le président turc, fraîchement réélu, ait boudé le sommet de Chisinau n’augure peut-être rien de bon pour les dirigeants européens

Aucune question n’ayant notablement avancé lors de ce sommet du 1er juin, on en retiendra surtout une absence de taille : celle du président turc réélu quelques jours plus tôt. Alors que la plupart des dirigeants occidentaux espéraient discrètement que ce pays clé de l’OTAN élirait un successeur plus docilement atlantiste, le nouveau mandat de Recep Tayyip Erdogan s’annonce gros d’incertitudes, tant ce dernier a joué les mauvais garçons au sein de l’Alliance.

Qu’il ait boudé le sommet de Chisinau n’augure peut-être rien de bon pour les dirigeants européens avides d’afficher leur « unité face à Poutine ».

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