La France se dirige vers une nouvelle crise politique. Ou plus précisément vers une phase aiguë de la crise politique que vit le pays depuis les élections législatives de juin 2022, et l’absence de majorité parlementaire qui en découla. La dissolution de l’Assemblée nationale deux ans plus tard, et le nouveau scrutin qui suivit, loin de débloquer la situation, aggravèrent encore l’impasse institutionnelle : aucun texte important – en particulier la loi de finances – n’est susceptible de trouver un soutien parlementaire suffisant pour être adopté.
Avec l’appui d’Emmanuel Macron, le Premier ministre, François Bayrou (photo), a dès lors annoncé qu’il poserait la question de confiance à l’Assemblée le 8 septembre, en faisant appel au « sens des responsabilités » des élus. Ceux-ci sont donc invités à approuver le principe de coupes budgétaires considérables – plus de 40 milliards d’euros – au nom du « redressement » des finances publiques.
Un quitte ou double, analysent les journalistes proches du pouvoir. Une opération suicide avec panache, rétorquent de nombreux observateurs. Ces derniers constatent que, sauf « miracle » (jamais exclu après des manœuvres en coulisses), l’arithmétique politique doit logiquement entraîner la chute de M. Bayrou et de son gouvernement. Sans que personne ne sache avec certitude ce que sera l’étape suivante : la formation d’un nouveau cabinet, qui serait tout aussi instable ? Une nouvelle dissolution de l’Assemblée, sans garantie que cela débouche sur une majorité plus solide ? Une démission du président, hypothèse que ce dernier a toujours rejetée ?
La perspective d’un mouvement baptisé « bloquons tout », prévu pour le 10 septembre, inquiète au sein du pouvoir. Une telle mobilisation, convoquée sur les réseaux sociaux en dehors de la volonté des partis de gauche, du Rassemblement national ou des syndicats, fait en effet penser aux « Gilets jaunes » de 2018, que personne n’avait vu venir.
Même si nul ne peut prédire, à ce stade, son succès et ses développements, ou son échec, cette initiative nébuleuse a le mérite de pointer l’essentiel : le ras-le-bol face à la poursuite et l’aggravation de l’austérité, au nom de la lutte contre les déficits. Car le chef du gouvernement n’a pas caché son intention de mettre en œuvre des coupes sociales massives ; seules seraient préservées les dépenses militaires (en augmentation spectaculaire), et les cotisations françaises versées à Bruxelles (elles aussi prévues en hausse).
La situation n’est guère plus brillante en Allemagne, aux Pays-Bas, en Pologne ou en Espagne
Mais la France ne constitue pas une exception au sein de l’UE. Ainsi, sans être aussi paroxystique, la situation n’est guère plus brillante en Allemagne, dont l’économie est par ailleurs à la peine. Au pouvoir depuis seulement quatre mois, la coalition alliant à Berlin les chrétiens-démocrates et les sociaux-démocrates voit déjà se multiplier les tiraillements et les tensions entre ces partenaires. Et on voit mal comment cette évolution conflictuelle pourrait ralentir ou disparaître.
Un des plus récents sujets de dispute portait sur la manière de rétablir une forme de service militaire. Mais c’est surtout ce qu’il est convenu d’appeler le financement de l’Etat-providence qui oppose – en tout cas officiellement – CDU (dont est issu le chancelier) et CSU d’un côté, SPD de l’autre.
Un peu plus au nord, les Pays-Bas n’ont rien à envier à leurs voisins français et allemands. En juin, le plus grand parti de la coalition quadripartite formée un an plus tôt s’était retiré du gouvernement, laissant les trois autres partenaires sans majorité. Le PVV dirigé par le « populiste » Geert Wilders, a dénoncé une politique migratoire pas aussi stricte que prévu par le contrat de coalition.
Les électeurs bataves retourneront donc aux urnes le 29 octobre. Et ce, dans un contexte où une autre formation de l’ex-majorité, a également annoncé, fin août, qu’elle se retirait, ajoutant un peu au chaos. Cette fois, c’est l’attitude diplomatique de La Haye face à la barbarie israélienne qui a provoqué la dernière crise.
Plus à l’Est, en Pologne, l’élection à la présidence de la République, en juin dernier, du candidat présenté par le parti « ultra-conservateur » PiS annonce une cohabitation plus rude encore que précédemment avec le gouvernement pro-européen du premier ministre Donald Tusk. A peine installé, le nouveau chef de l’Etat a bloqué la prolongation de certains avantages accordés aux réfugiés ukrainiens résidant sur le sol polonais. Et ce n’est que le modeste début d’un affrontement permanent, pronostiquent de nombreux analystes. Notamment à propos des rapports avec Bruxelles.
Enfin, l’Espagne n’est pas en reste. Les dernières élections législatives ont eu lieu en juillet 2023. Le chef du gouvernement, le socialiste Pedro Sanchez, a certes gardé son poste, mais sans majorité parlementaire. Le cabinet dépend notamment du bon vouloir des quelques députés indépendantistes catalans. Et aucun nouveau budget n’a pu être voté depuis l’adoption, fin 2022, du budget pour 2023. C’est ce dernier, voté par la Chambre précédente, qui est ainsi reconduit d’année en année…
Dernier exemple de guérilla parlementaire : le traité d’amitié franco-espagnol, signé il y a deux ans et demi, vient d’être rejeté par les députés. Il n’est pas certain, dans ces conditions, que M. Sanchez tienne jusqu’à la prochaine échéance, en 2027.
Deux points communs
Conclusion : des six pays de l’UE ayant le plus fort PIB, seule l’Italie semble faire exception avec une certaine stabilité politique. Pour les cinq autres – et pour beaucoup de plus petits pays au sein des Vingt-sept – la crise rôde ou fait rage. Avec deux point communs, malgré la grande diversité des histoires et des cultures politiques.
Le premier tient au mécontentement d’une majorité des citoyens, dans chacun des pays, face aux choix économiques, sociaux et budgétaires des gouvernements en place. Les gouvernements en question tentent de mettre en œuvre la gouvernance économique qu’ils ont décidée au niveau européen, et dont la Commission européenne constitue le chef d’orchestre. A cet égard, l’existence de la monnaie unique constitue une contrainte permanente s’exerçant face aux peuples concernés.
Le second point commun est politico-arithmétique. Quasiment partout ont émergé des forces qualifiées de « populistes » ou d’« extrême droite ». Celles-ci ont bâti leur ascension sur un discours « anti-Bruxelles », alors que les grands partis traditionnels ont tous fait allégeance au principe de l’intégration européenne, une fidélité qui leur a coûté cher électoralement.
On peut franchement douter de la sincérité du Rassemblement national, du PVV ou de l’AfD lorsque ces partis ont mis en avant leur « euroscepticisme ». Mais force est de constater que cette posture, bien qu’illusoire, a fonctionné et convaincu de nombreux électeurs.
Conséquence : les partis traditionnels, dont nombre d’élus ont été battus par des candidats auto-proclamés « anti-système », ne disposent plus de l’assise parlementaire sur laquelle ils pouvaient s’appuyer auparavant. Et comme lesdits partis traditionnels (hors l’Italie) ont juré « ne jamais s’allier avec l’extrême droite », ou bien aucune majorité arithmétique n’est atteignable (France, Pays-Bas, Espagne) ; ou bien la coalition gouvernementale est contradictoire et brinquebalante (Allemagne).
Qu’on se place du point de vue économique ou politique, une des sources principales de la montée en puissance des crises que connaissent de plus en plus d’Etats membres est donc bien à chercher du côté de Bruxelles.