Le 4 décembre, le gouvernement dirigé par Michel Barnier est tombé, précisément trois mois après avoir été formé. L’événement a évidemment provoqué un immense vacarme médiatique et politique. Il n’était cependant pas imprévisible.
En juin dernier en effet, Emmanuel Macron décidait de dissoudre l’Assemblée nationale. Le président espérait que les électeurs lui donneraient une majorité parlementaire plus stable que celle élue en 2022 qui ne lui permettait pas d’imposer sa politique. C’est le contraire qui s’est produit.
Les élus de juillet 2024 se répartissaient schématiquement en trois bloc : la gauche, les sympathisants du président issus du centre et de la droite, et le Rassemblement national (RN, le groupe parlementaire le plus nombreux). Aucun de ces trois blocs n’envisageait de travailler avec l’un des deux autres. L’issue était donc écrite d’avance.
La chef du RN, Marine Le Pen, a décidé d’unir ses voix à celles de la gauche. La motion de censure que cette dernière a présentée a ainsi pu être largement adoptée (331 voix, la majorité absolue étant de 289). Mme Le Pen a choisi de bloquer le premier texte important sur lequel le gouvernement avait engagé sa responsabilité : la loi de financement de la Sécurité sociale.
On peut s’interroger sur ce choix : de son propre point de vue, n’aurait-il pas été plus profitable de vanter les concessions que Michel Barnier lui avait consenties, et de continuer –position confortable – à tenir le sort du gouvernement entre ses mains quelques mois encore ? On peut aussi se demander si la coalition des quatre partis se revendiquant de la gauche, baptisée Nouveau front populaire, survivra au tohu-bohu actuel.
Pour l’heure, chacun s’interroge – et s’invective – sur la manière de sortir de l’impasse institutionnelle, puisque l’Assemblée ne peut être à nouveau dissoute d’ici juin. Le pays n’a pas de budget voté pour 2025, et, à court terme, devra reconduire à l’identique celui de 2024. La colère sociale est en outre bien présente contre la politique menée depuis la réélection de M. Macron à l’Elysée. Coïncidence des dates, la censure du gouvernement a précédé de quelques heures la journée de mobilisation des agents de la fonction publique.
Allemagne, Belgique, Espagne, Roumanie, Bulgarie…
Mais, s’il est légitime de cerner les conséquences et issues possibles de la crise politique que traverse la France, il peut être utile d’analyser les causes d’une telle situation, et son contexte européen. Il faut bien sûr rappeler que chaque pays de l’UE possède sa propre histoire, sa propre culture politique. Mais cela ne doit pas empêcher de pointer certaines analogies.
Ainsi, l’Allemagne connaît également une crise majeure avec l’éclatement de la coalition tripartite formée en 2022. Des élections anticipées auront lieu en février – un cas de figure qui n’est pas inédit mais qui reste très rare.
Surtout, de très nombreux commentateurs pro-UE s’inquiètent face au constat que les deux plus importants pays de l’Union, réputés guider ensemble cette dernière, soient simultanément paralysés. Et ce, au moment, martèlent-ils, où « la guerre est à nos portes, la planète brûle, Donald Trump va revenir à la Maison Blanche, et l’Europe est en passe d’être déclassée économiquement ».
Ce n’est pas tout. On l’oublie un peu, mais la Belgique n’a toujours pas de gouvernement depuis juin. Ce n’est certes pas sans précédent dans ce pays, mais cela n’en demeure pas moins un facteur d’instabilité.
On pourrait aussi évoquer les Pays-Bas, où le cabinet de « techniciens » est soutenu, pour l’instant, par une coalition de quatre partis, dont le plus important est celui dirigé par le sulfureux Geert Wilders. Beaucoup d’analystes prédisent que cet attelage pourrait bien éclater avant son terme normal.
Trois ou quatre des six pays fondateurs de la CEE (à l’époque) connaissent donc de graves turbulences politiques simultanément. Au-delà de ce cercle, l’Espagne est dirigée par un gouvernement dont la survie ne tient qu’à un fil : sans majorité parlementaire, le premier ministre socialiste, Pedro Sanchez, est à la merci des élus indépendantistes catalans, vis-à-vis desquels il a dû multiplier les concessions.
Plus à l’Est, la Roumanie vient de vivre un double tremblement de terre électoral (présidentiel et parlementaire), avec l’arrivée en tête du premier tour de l’élection présidentielle d’un parfait inconnu, qui prône l’arrêt des livraisons d’armes à l’Ukraine. Et ce, dans un pays de la « ligne de front », particulièrement stratégique pour l’OTAN, véritable plaque tournante des armes et des équipements envoyés à Kiev.
Autant dire que la panique a commencé à poindre dans les capitales européennes. Dans ces conditions, la Cour constitutionnelle a… annulé purement et simplement le processus électoral. Elle a argué pour se justifier de soupçons d’interférence russe sur les réseaux sociaux. En outre, à Bucarest également, aucune majorité claire ne se dégage au sein du nouveau parlement.
Quant à la Bulgarie, elle se dirige probablement vers de huitièmes élections générales en quatre ans, du fait de l’impossibilité de former une majorité. Et la liste des pays en crise politique n’est pas close…
L’impasse politique en France, de même que les crises dans un nombre croissant de pays, témoignent de l’obsolescence du modèle européen
Un point commun semble caractériser toutes ces situations : l’émergence, un peu ancienne ou plus récente, de partis classés à l’extrême droite ou étiquetés « populistes ».
C’est évidemment le cas des deux côtés du Rhin, avec respectivement le RN et l’AfD. Le PVV néerlandais de M. Wilders relève de cette catégorie. En Espagne, c’est Vox qui a surgi. Et dans plusieurs pays de l’Est de l’UE, notamment en Bulgarie et en Roumanie, ont émergé ou se sont renforcées une ou plusieurs formations qualifiées de « pro-russe » parce qu’elles prônent l’arrêt du soutien et de l’escalade militaires, ainsi qu’une sortie de guerre par la négociation.
D’un pays à l’autre, ces formations peuvent apparaître hétéroclites. Mais toutes ont en commun de se revendiquer « anti-système » et « anti-élites ». On peut douter de la réalité ou de la sincérité de ces professions de foi affichées. Mais là n’est pas la question. L’essentiel est qu’elles réussissent à rassembler de très nombreux électeurs.
Avec deux conséquences. La première est arithmétique : l’apparition de forces tierces dans les parlements de plus en plus fragmentés rend difficile la formation en leur sein des majorités simples et classiques. La seconde conséquence est politique : la domination des grands partis traditionnels, et leur alternance au pouvoir bien huilée, sont remises en cause.
La coexistence de deux grandes forces « modérées », l’une dite de centre-gauche, l’autre de centre-droit, qui alternent au pouvoir ou bien qui règnent ensemble, constituait la configuration archétypique européenne. Elle est inspirée du « modèle allemand », longtemps présenté en France par l’idéologie dominante comme idéal, notamment pour sa capacité à produire des compromis – compromis d’autant moins difficiles à trouver que les politiques pratiquées par l’un et l’autre bord relèvent d’orientations idéologiques proches, seulement différenciées par une légère teinte plus « sociale », respectivement plus libérale.
Ce modèle s’est incarné pendant des décennies au sein de l’europarlement, où droite et sociaux-démocrates se répartissaient les postes dans le cadre d’une « grande coalition » de fait. Cette configuration est désormais bousculée à Strasbourg, où trois groupes généralement classés à l’extrême droite cumulent un nombre de sièges conséquent.
L’impasse politique en France, de même que les crises dans un nombre croissant de pays, témoignent de l’obsolescence de ce modèle. Elles traduisent un ras-le-bol croissant des citoyens face à des alternances qui font perdurer les mêmes politiques durant des décennies. Et confirment, dans un même mouvement, la résistance populaire croissante à l’intégration européenne dont l’objectif le plus essentiel consiste à retirer aux citoyens la liberté de faire d’autres choix que ceux circonscrits dans « le cercle de la raison ».
Quels que soient les développements à court terme de la crise institutionnelle en France, ce type d’« accident » pourrait bien se multiplier dans un certain nombre d’autres pays. Ce qui n’est vraiment pas de nature à rassurer Bruxelles.