Les 8,2 millions d’électeurs tchèques étaient appelés à renouveler leurs députés les 3 et 4 octobre. 69% d’entre eux se sont rendus aux urnes, soit une participation record pour ce pays, en hausse de 3,5 points par rapport à l’élection d’octobre 2021.
Les instituts de sondages prévoyaient la victoire de l’ancien premier ministre (2017-2021) Andrej Babis (photo), un oligarque qui avait fondé le parti ANO (Action des citoyens insatisfaits) en 2012 sur une orientation libérale et en enfourchant le thème de la lutte contre la corruption. Depuis lors, l’homme d’affaires, qui se compare à Donald Trump, a évolué vers l’« illibéralisme » et le « populisme », accusent ses détracteurs. A Strasbourg, les eurodéputés de l’ANO sont désormais affiliés au groupe où siègent les élus du RN français ou du FIDESZ hongrois.
M. Babis conteste pour sa part le qualificatif de « pro-russe » que n’ont cessé de lui décerner ses adversaires. Dramatisant les enjeux, le premier ministre sortant, Petr Fiala, avait ainsi alerté sur le risque d’une rupture avec le camp pro-occidental, ce qui représenterait selon lui « le plus grand danger pour notre pays depuis novembre 1989 ».
Malgré cette mise en garde, ou peut-être en partie grâce à celle-ci, le verdict des urnes a finalement été encore plus favorable que prévu à M. Babis. Avec 34,5% des suffrages, l’ANO progresse de 7,4 points par rapport à 2021, amplifiant ainsi son succès obtenu aux élections sénatoriales et régionales de l’année dernière. Avec 80 élus, il ne dispose cependant pas de la majorité au sein de la Chambre qui compte 200 membres.
Mais M. Babis bénéficiera probablement du soutien de deux partis supplémentaires : d’une part le mouvement Automobilistes pour eux-mêmes – récemment fondé pour contester l’interdiction prévue par Bruxelles des véhicules à moteur thermique, et plus généralement les prescriptions « vertes » de l’Union européenne – qui obtient 6,8% et 13 élus ; ainsi que le parti Liberté et Démocratie directe (SPD) – généralement classé à l’extrême droite, mais qui réclame un référendum sur l’appartenance de la République tchèque à l’UE et à l’OTAN – qui récolte 7,8%, soit une baisse de 4,5 points par rapport à 2021, et 15 députés. Ces deux partis pourraient soutenir un gouvernement minoritaire dirigé par M. Babis, ou participer à un tel cabinet.
Les observateurs envisageaient, avant le vote, que M. Babis puisse aussi s’appuyer sur une formation de gauche, notamment animée par les communistes, mais qui rassemble également une partie de l’ancien parti social-démocrate, et milite pour un référendum sur la sortie du pays de l’UE et de l’OTAN.
Cependant, Stacilo ! (« ça suffit ! »), avec 4,3% des suffrages, ne franchit finalement pas la barre des 5% et ne sera donc pas représenté à l’Assemblée. Pour la seconde législature consécutive, la gauche sera absente de celle-ci. Une partie des électeurs de Stacilo !, de même que ceux du SPD, semblent avoir ainsi choisi le « vote utile » en faveur de M. Babis.
Le chef du gouvernement sortant subit pour sa part une lourde défaite. Petr Fiala menait une coalition de trois partis (ODS, droite ; KDU-CSL, chrétienne ; et TOP 09, ultra-libéral et euro-enthousiaste) baptisée « Spolu » (« Ensemble ») ; cette coalition obtient seulement 23,3% des voix, chutant ainsi de 4,4 points et ne récoltant que 52 élus.
La formation « Maires et indépendants » (marais centriste), qui appartenait également à la coalition sortante, obtient quant à elle 11,2% et passe de 22 à 11 élus. Enfin, le Parti pirate, qui avait quitté le gouvernement et qui s’est allié au Parti vert créé récemment, frôle les 9%.
Le président de la République a proclamé qu’il refuserait de nommer des ministres « incompatibles » avec l’engagement euro-atlantique du pays
Quelle politique suivra désormais M. Babis, s’il devient, comme c’est probable, le nouveau premier ministre ? Il a juré qu’il n’entraînerait pas le pays hors de l’UE et de l’Alliance atlantique. Il est décrit comme l’inverse d’un « idéologue », plutôt un pragmatique – et ce d’autant plus que certaines firmes qu’il dirige ou dirigeait (il est poursuivi pour conflits d’intérêts) perçoivent des fonds européens.
Qui plus est, le président de la République, un ancien général de l’OTAN proche de la majorité sortante et qui avait été élu face à Andrej Babis en janvier 2023, avait proclamé pendant la campagne qu’il refuserait de nommer des ministres qu’il jugerait incompatibles avec l’engagement euro-atlantique du pays… Le même Petr Pavel avait signé en juillet un décret criminalisant la promotion du communisme et menaçant de cinq ans d’emprisonnement la « propagande » communiste…
Cependant, M. Babis a fait une campagne à la fois sociale et pacifiste. Il a ainsi promis de faire baisser l’inflation, qui atteignait encore 2,7% en juillet, répondant ainsi à un fort mécontentement populaire alimenté tout particulièrement par la forte hausse des prix de l’énergie.
Cette flambée s’explique par la politique du pouvoir sortant : ce dernier avait accepté avec zèle (contrairement à Budapest et à Bratislava) de se priver des hydrocarbures russes comme l’impose Bruxelles. Par ailleurs, l’arrivée de 400 000 réfugiés ukrainiens dans ce pays de moins de 11 millions d’habitants n’est pas saluée avec enthousiasme par de larges couches de la population.
« Nous allons relancer l’économie, augmenter les pensions et plafonner l’âge de la retraite à 65 ans, réduire les impôts des entreprises, augmenter les exemptions fiscales pour les particuliers, réduire la TVA pour les restaurants, et supprimer les redevances audiovisuelles » avait promis l’oligarque quelques semaines avant les élections, plaidant également pour une revalorisation des allocations familiales et des aides sociales. Il s’est aussi engagé à refuser l’ensemble du Pacte vert orchestré par la Commission européenne entre 2019 et 2024, et à s’opposer aux règles européennes sur les migrations et l’asile.
Andrej Babis a mis en cause la hausse « des sommes inconsidérées » versées aux firmes tchèques d’armement au détriment des retraités
Surtout, il pourrait bien renoncer aux engagements d’augmenter les dépenses militaires pris par le gouvernement sortant vis-à-vis de l’Alliance atlantique. M. Fiala s’était ainsi engagé à monter celles-ci à 5% du PIB. « 2% pour la défense, c’est bien suffisant » avait rétorqué M. Babis durant la campagne. Il a également promis de freiner l’aide à l’Ukraine.
S’il se tient à cette intention, cela constituera un tournant majeur dans la politique tchèque : depuis la guerre en 2022, Prague s’illustrait en effet par son zèle en faveur de Kiev. Notamment en ayant lancé une initiative visant à collecter les fonds en vue de fabriquer ou d’acheter des munitions. 3,5 millions d’obus avaient pu ainsi être livrés à l’armée ukrainienne, s’était ainsi félicité le chef du gouvernement Petr Fiala.
Face à cela, Andrej Babis a consacré une bonne partie de sa campagne à mettre en cause la hausse spectaculaire des profits des firmes tchèques d’armement. En particulier ceux du groupe CSG qui a affiché un bénéfice d’exploitation record de 1,1 milliard d’euros en 2024, et a annoncé de nouveaux résultats historiques au premier semestre 2025, largement dus aux livraisons à l’armée ukrainienne. Dès lors, M. Babis n’a pas manqué de dénoncer « les sommes inconsidérées » versées depuis 2022 aux grands groupes d’armement « alors que le gouvernement dit qu’il n’a plus d’argent pour les retraités ».
Ce n’est du reste pas un hasard si ce sont ces derniers, ainsi que les citoyens les plus pauvres, de même que les régions déshéritées qui ont le plus fortement contribué à sa victoire électorale. La région de Prague – la plus riche, avec les électeurs les plus aisés – a été presque la seule à ne pas majoritairement voter pour l’ANO. Plusieurs études indiquent par ailleurs que ce parti a bénéficié d’un fort soutien parmi les milieux qui regrettent l’époque de la Tchécoslovaquie socialiste d’avant 1989.
Si, pour l’heure, le scrutin des 3 et 4 octobre n’annonce nullement un « tchexit », le retour de M. Babis est évidemment de nature à inquiéter Bruxelles. Il n’est pas sûr que le milliardaire soit très fidèle à ses promesses sociales. Mais il pourrait bien entraîner la République tchèque, après la Hongrie et la Slovaquie, hors du camp, encore très majoritaire parmi les Vingt-sept, des va-t-en guerres.
Dès lors, l’« unité européenne », tant espérée par Bruxelles, pourrait bien en prendre un coup supplémentaire.