Deutsch

Élections européennes : des « extrêmes droites » très hétéroclites, mais déjà très « bruxellisées »

Elections européennes

A quelques jours des élections européennes, les instituts de sondage tout comme les politologues ne cessent de prédire une montée inexorable de l’extrême droite. De nombreux dirigeants européens en profitent pour tenter de mobiliser leurs électeurs face à cette perspective qualifiée de funeste. Ce fut encore récemment le cas d’Emmanuel Macron en visite d’Etat à Berlin.

En outre, ces prévisions plongent la « bulle bruxelloise » dans un tourbillon de rumeurs et de manœuvres – à mille lieues des préoccupations des électeurs. Au parlement européen en particulier, la fébrilité se répand parmi les élus qui siègent jusqu’à maintenant dans les deux groupes rassemblant des forces dites « nationalistes » ou « populistes » : le CRE (Conservateurs et réformistes européens), et ID (Identité et démocratie).

Le premier, qui regroupe surtout des « eurosceptiques modérés », avait été co-fondé par les Conservateurs britanniques (lorsque le Royaume-Uni était encore dans l’UE) qui trouvaient le Parti populaire européen (PPE, droite pro-intégration européenne) trop fédéraliste ; il comprend aujourd’hui notamment les ultra-conservateurs polonais du PiS, les Tchèques de l’ODS, mais aussi les Frères d’Italie de la cheffe du gouvernement à Rome, Giorgia Meloni.

Le second groupe, théoriquement plus radical, rassemble entre autres les Français du Rassemblement national (RN), les Italiens de la Ligue (dirigée par Matteo Salvini), les Néerlandais du PVV de Geert Wilders (le parti dirigeant de la coalition qui vient de former le gouvernement à La Haye), les Autrichiens du FPÖ…

Alors que le scrutin n’a pas encore eu lieu, les tractations battent déjà leur plein, notamment autour d’une question : comment ces deux groupes, qui totalisent aujourd’hui 120 élus, vont-ils se restructurer ? Marine Le Pen (RN) rêve d’une fusion qui placerait le nouveau groupe, dans lequel ses amis seraient nombreux, en deuxième force parlementaire à Strasbourg.

Giorgia Meloni reste discrète, mais semble avoir un autre objectif en tête : constituer une alliance tripartite associant des élus des deux groupes (mais excluant des délégations de partis nationaux jugés trop « radicaux ») avec la droite classique (le PPE). Une telle alliance pourrait soutenir la candidature d’Ursula von der Leyen (PPE) pour un second mandat à la tête de la Commission européenne mais sur un programme infléchi – une hypothèse qui ressemble à la coalition italienne actuelle, mais rejetée par le RN et d’autres.

Au grand dam des sociaux-démocrates et des libéraux de l’hémicycle avec qui le PPE formait la coalition sortante, Mme von der Leyen, qui multiplie les signes de proximité avec Mme Meloni, n’a pas, elle, rejeté une telle perspective. A condition que cette hypothétique alliance droite – extrême droite s’appuie exclusivement sur des partis « respectant l’Etat de droit, pro-UE, pro-OTAN et pro-Ukraine »…

Aux rivalités et querelles qui divisent les partis classés à l’extrême droite s’ajoutent les contradictions idéologiques de fond

Ces manœuvres de couloir témoignent en tout cas de ce que des partis théoriquement opposés à l’intégration sont déjà très « bruxellisés ».

En réalité, il est peu probable que les horizons unitaires rêvés par les uns ou les autres se réalisent : aux rivalités, susceptibilités et querelles qui divisent les partis classés à l’extrême droite s’ajoutent les contradictions idéologiques de fond. La nébuleuse « populiste » est particulièrement hétéroclite – ce qui s’explique aussi par le fait que chaque pays a une histoire propre, et qu’il n’existe donc pas une culture politique européenne (qui fonderait un « peuple européen »).

Certains de ces partis sont issus (ou sont des scissions) du « centre-droit » (AfD allemande, PVV néerlandais, Vox espagnol…), d’autres se sont développés dans les marges « sulfureuses » de la politique nationale (RN français, Démocrates de Suède, Frères d’Italie…) ; certains sont imprégnés d’ultra-libéralisme économique, d’autres donnent la priorité à un discours social ; certains se vivent comme ancrés dans l’opposition, d’autres font partie d’une coalition gouvernementale, voire la dirigent, d’autres encore l’influencent de l’extérieur ; certains ne rêvent que de « dédiabolisation » (quitte à renier leurs engagements antérieurs pour mieux se faire admettre au sein de la classe politique installée, en prétextant vouloir « changer l’Europe de l’intérieur »), d’autres peuvent être tentés par la provocation.

Ce dernier cas de figure est par exemple illustré par l’Alternative pour l’Allemagne (AfD), qui vient de se faire exclure du groupe ID pour propos répétés qui nuisent à la respectabilité de leurs collègues français ou italiens.

Un autre cas particulier est celui du FIDESZ hongrois, qui a longtemps été membre du PPE, mais s’en est finalement fait exclure en 2019/2021 en raison des « atteintes à l’Etat de droit » dont est accusé le chef du gouvernement, Viktor Orban, à Budapest. Ce dernier, bête noire de Bruxelles, rêve aussi d’un rôle pivot dans le mécano en cours.

Certains terrains ont été obligeamment abandonnés par la droite et la gauche classiques, voire par la gauche dite « radicale »

Cependant, malgré leurs différences et oppositions, toutes ces forces semblent avoir le vent en poupe pour une raison commune et fondamentale : certains terrains lui ont été obligeamment abandonnés par la droite et la gauche classiques, voire par la gauche dite « radicale ».

A commencer par le dossier de l’immigration. Si le malheur des réfugiés (fuyant les guerres et la misère, dans lesquelles l’UE porte une lourde responsabilité) est incontestable, le dogme mille fois répété selon lequel « l’immigration est une chance pour l’Europe » a jeté massivement les classes populaires dans les bras de ceux qui affichent la promesse de fermer les frontières.

Certes, nombre de dirigeants européens ont, depuis quelques années, infléchi leur discours dans le sens de plus de fermeté – mais trop tard. Surtout, le monde des grandes entreprises et du business tient plus que jamais à la libre circulation de la main d’œuvre, gage de pression permanente sur les salaires.

Deuxièmement, les dogmes écologistes ont été portés, pendant des années, par un consensus qu’il était interdit de contredire. Le projet de « transition énergétique et environnementale » a abouti à un Pacte vert porteur de risques mortifères pour les classes populaires en particulier. Le mouvement français des Gilets jaunes en 2018, déclenché par le refus d’une taxe carbone sur le carburant, puis tout récemment la mobilisation des agriculteurs dans de nombreux Etats membres, ont fait prendre conscience à certains dirigeants européens que la colère grondait.

Au point que certains envisagent désormais de remettre en cause la future interdiction des moteurs thermiques, prévue pour 2035. Un projet dont les familles à faible revenu seraient les premières victimes, et qui est en outre porteur de millions de suppressions d’emplois. Mais là encore, trop tard : la colère a bénéficié ainsi a ceux qui ont perçu plus tôt l’évidence du mécontentement populaire.

Un troisième terrain a été offert aux forces dites « populistes », ou du moins à une partie d’entre elles : la dynamique belliciste dans laquelle se sont engouffrés les partis « classiques ». Sans doute ceux-ci ont-ils estimé que le pilonnage russophobe de la propagande « mainstream » effacerait l’attachement à la paix, ou au moins affaiblirait le refus d’une escalade militaire.

Certes, le PiS polonais, de même que l’ODS tchèque et les Démocrates de Suède, ne cachent pas leur agressivité vis-à-vis de Moscou. Mais de nombreux partis « nationalistes » capitalisent sur le rejet de la guerre et du soutien militaire à l’Ukraine. C’est le cas des Bulgares de Vazrazhdane (« Renaissance », catalogué « pro-russe »), qui pourraient bien progresser fortement dans leurs élections nationales qui se tiennent aussi le 9 juin, des Roumains de l’AUR qui ont également le vent en poupe, des Autrichiens du FPÖ.

Et dans deux pays, les partis anti-guerre ont dû une part de leur victoire électorale récente à leur programme opposé au soutien occidental à Kiev : en septembre 2023, en Slovaquie, lorsque le SMER-SD (anciennement social-démocrate, mais rejeté par cette famille depuis lors) a pu ainsi prendre la direction du pays ; et deux mois plus tard aux Pays-Bas, où les amis de Geert Wilders (PVV) ont créé la surprise en arrivant en tête.

Enfin, en Hongrie, Viktor Orban a construit sa victoire triomphale d’avril 2022 en soignant sa posture d’opposant à la guerre et de partisan de la négociation avec Moscou.

Plus globalement, un dernier facteur joue en faveur des forces classées à l’extrême droite : alors même que la plupart d’entre elles ont renié leur exigence de sortie de l’Union européenne (si tant est qu’elles l’aient jamais eue), elles continuent d’apparaître, pour nombre d’électeurs attachés à  la souveraineté nationale, comme le vote utile contre Bruxelles.

C’est le grand paradoxe de l’élection du 9 juin.

Partager :