La « fatigue de la guerre » commence à apparaître parmi les peuples, notamment dans les différents pays de l’UE. Ce n’est pas les Russes qui le disent, mais les dirigeants européens. Ceux-ci s’en inquiètent de plus en plus. Car le soutien « sans faille et inconditionnel » à Kiev, « aussi longtemps qu’il sera nécessaire », est l’un des principaux credos de Bruxelles.
Coût de l’énergie, manque à gagner en exportations, baisse du niveau de vie : même si beaucoup de citoyens sont loin de mesurer l’ampleur du lien entre les sanctions anti-russes et leurs conséquences économiques et sociales en Europe, l’hostilité au coût de la guerre se fait jour.
Le dernier signe en date remonte au 30 septembre, lorsque les électeurs slovaques ont assuré une large victoire à l’opposant Robert Fico, un ancien premier ministre social-démocrate. Ce scénario était celui redouté par Bruxelles puisque M. Fico avait mis au cœur de sa campagne l’arrêt des livraisons d’armes à Kiev et le refus de nouvelles sanctions. Après le chef du gouvernement hongrois, un nouveau dirigeant qualifié de « pro-russe » (une étiquette qu’il conteste) devrait donc siéger au Conseil européen, suite au verdict des citoyens slovaques.
Quant aux dirigeants polonais, qui furent pourtant dès le début les soutiens les plus acharnés à l’Ukraine, ils se sont désormais fâchés avec Volodymyr Zelensky. La querelle a pour point de départ la concurrence des céréales et autres produits agricoles ukrainiens qui menace de ruiner de nombreux producteurs polonais. Varsovie a donc bloqué l’arrivée de ces denrées ; l’affrontement s’est envenimé au point de stopper les livraisons d’armes polonaises. La proximité des élections dans ce pays, prévues pour le 15 octobre, a poussé le gouvernement à privilégier – pour l’instant du moins – les intérêts nationaux. Et illustre donc ladite « fatigue de la guerre » au sein de l’électorat.
« Au fil du temps, l’opinion publique s’est détachée de la guerre car elle a coïncidé avec une hausse de l’inflation et des crises industrielles et de production »
Le ministre italien de la défense
En Italie, cette « fatigue » vient également de trouver un écho à travers la mise en garde lancée par le ministre de la défense. Alors que la chef du gouvernement, Georgia Meloni, ne cesse de répéter son attachement indéfectible à l’Alliance atlantique, et donc son soutien l’Ukraine en guerre, Guido Crosetto a pour sa part déclaré : « au fil du temps, l’opinion publique s’est détachée de la guerre parce qu’elle a coïncidé avec une hausse de l’inflation et des crises industrielles et de production. Tout cela a entraîné une détérioration des conditions de vie dans les pays des démocraties occidentales ». On ne saurait être plus clair…
D’autres signes comparables apparaissent sur le Vieux Continent. Mais ce qui hante particulièrement les chefs de l’UE, c’est le récent coup de théâtre à Washington. Lors des difficiles négociations entre parlementaires démocrates et républicains pour le vote du budget, un compromis provisoire a finalement été trouvé… qui exclut l’aide à Kiev. Le pouvoir ukrainien se verrait ainsi privé des 24 milliards prévus par le président américain. De nouveaux rebondissements vont certainement se produire, mais le signal est clair : à un an des élections, une partie des représentants – particulièrement parmi les soutiens de Donald Trump – ont compris que les électeurs seraient peu enthousiastes quant à la poursuite des versements « open bar » à Kiev.
Personne ne comprend vraiment à quoi sert la « Communauté politique européenne »
Cette angoisse des dirigeants européens était omniprésente dans les coulisses du troisième sommet de ladite « Communauté politique européenne » (CPE), le 5 octobre à Grenade (Espagne, photo ci-dessus). Cette étrange institution informelle, dont Emmanuel Macron fut à l’origine en 2022, regroupe les Etats membres de l’UE et ceux qui ne le sont pas, tels que la Norvège, le Royaume-Uni, la Suisse, mais aussi les pays des Balkans, et bien sûr l’Ukraine et la Moldavie.
Au grand désespoir des dirigeants de l’UE, le président turc avait cette fois séché la réunion, de même que son homologue et allié azerbaïdjanais. Cela a empêché que ce dernier rencontre le président arménien, ce qui aurait donné un peu de lustre à la conférence en renouant les fils entre les deux ennemis. Le face-à-face entre le président serbe et son homologue kosovare n’a pas eu lieu non plus.
Et comme les tables rondes ont surtout donné lieu à une suite de monologues sans résultat, personne ne comprend vraiment à quoi sert cette instance. Si ce n’est, du point de vue des organisateurs, à montrer l’isolement de la Russie et de la Biélorussie, seuls pays européens à ne pas être invités.
La CPE est un « espace paneuropéen de dialogue et de solidarité politique dans le contexte de la guerre en l’Ukraine », veut croire le président français. Une sorte de forum anti-russe, donc, mais marqué par l’amertume des participants quant au soutien financier à l’Ukraine de moins en moins populaire. Depuis février 2022, l’UE et ses Etats membres ont « aidé » Kiev à hauteur de 85 milliards, à comparer aux 70 milliards du soutien américain. Pour les quatre années à venir, Bruxelles prévoit de financer l’Ukraine en programmant le transfert de 50 milliards, plus 20 milliards sur le plan militaire. Encore faudra-t-il convaincre les pays réticents.
Le chef de la diplomatie de l’UE, Josep Borrell, a estimé que l’Europe devrait compenser une éventuelle baisse du financement américain – mais ne pourrait évidemment pas le faire intégralement. Bref, l’humeur n’était pas à la fête ce 5 octobre, au point que la conférence de presse finale fut annulée in extremis.
Deux questions explosives figuraient au menu du Conseil européen du 6 octobre : l’élargissement et l’immigration
Les chefs d’Etat et de gouvernement des Vingt-sept sont restés sur place le lendemain afin de participer au Conseil européen. Un cadre plus établi et plus traditionnel, mais pas vraiment plus joyeux.
Deux questions en particulier figuraient au menu. Tout d’abord l’élargissement, c’est-à-dire la perspective de recruter de nouveaux membres : l’Ukraine mais aussi la Moldavie (voire la Géorgie), de même que six pays des Balkans, dont certains sont dans l’antichambre depuis des années.
Les Vingt-sept ont réaffirmé que cette perspective était nécessaire, en la justifiant explicitement par leur volonté de contrer l’influence russe. Mais au-delà de ce rappel de principe, les divergences sont multiples et les sources de conflit très nombreuses : faut-il des adhésions express en l’état, ou doit-on réformer l’UE avant ? Le processus devra-t-il être classique ou progressif ? Faudra-t-il faire gonfler démesurément le budget communautaire (et donc augmenter les contributions ou en créer de nouvelles) ? Ou bien réduire drastiquement les dépenses – notamment les subventions agricoles ou régionales ?
« Les Français sont-ils prêts à payer plus ? »
Viktor Orban
L’entrée de l’Ukraine transformerait les pays qui reçoivent plus de subventions qu’ils ne payent de contribution, en contributeurs nets. Quant à l’intégration des neuf pays candidats, elle coûterait aux pays membres actuels 256 milliards d’euros, selon des estimations bruxelloises révélées par le Financial Times. « Les Français sont-ils prêts à payer plus ? » a ironisé Viktor Orban… Le président du Conseil européen, Charles Michel, voulait même imposer la date butoir de 2030. Finalement en vain.
Car, évidemment, ces questions sont explosives ; elles rebondiront du reste en décembre, quand la décision d’entamer les « négociations d’adhésion » (en fait, l’alignement pur et simple des candidats sur les normes de l’UE) devra être prise pays par pays. En réalité, il y a fort à parier que les adhésions formelles ne se réaliseront jamais.
Tout aussi explosive est l’autre question à l’ordre du jour : la politique de l’UE en matière de migrations et d’asile. Certes, les ministres des Vingt-sept avaient adopté le 4 octobre un compromis concernant les « situations d’urgence » (en cas d’afflux massif de réfugiés). Mais ce texte devra encore suivre une longue procédure. Surtout, la Pologne et la Hongrie se sont vu imposer, par une majorité qualifiée, des dispositions qu’elles refusent. Viktor Orban a même a comparé cette décision à un « viol ». La Pologne, la Hongrie, et peut-être demain d’autres pays, promettent de résister.
Soutien à l’Ukraine, élargissement, politiques migratoires : entre les Vingt-sept, les affrontements ne font que commencer.