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Géorgie : l’UE combat un projet de loi instaurant la transparence des financements étrangers

Bagarre au Parlement géorgien

La scène avait été généreusement relayée par les médias occidentaux. Elle remonte au 15 avril, et relate un pugilat au sein du Parlement géorgien. Un député de l’opposition pro-UE décoche un violent coup de poing à l’un de ses collègues de la majorité ; celui-ci défendait un projet de loi destiné à instaurer la transparence sur les fonds étrangers dont bénéficient les médias pro-occidentaux et les ONG de la « société civile ». Une bagarre générale s’en est suivie.

L’incident pourrait n’être qu’anecdotique si la Géorgie, ancienne République soviétique du Caucase de 4 millions d’habitants, ne faisait pas partie des Etats que l’Union européenne projette d’arrimer aux Vingt-sept, comme l’Ukraine, la Moldavie et les pays des Balkans. Tbilissi (la capitale géorgienne) s’est du reste vu accorder le statut de pays candidat en décembre dernier.

Officiellement, le gouvernement est demandeur de cette perspective. Mais l’opposition le soupçonne de traîner les pieds, et de nourrir en réalité une discrète sympathie pour le Kremlin. Au point de vouloir copier, c’est du moins ce qu’affirment les opposants, une loi russe imposant des obligations aux ONG.

Seconde mouture d’un texte retiré en mars 2023 après des manifestations, la version actuelle oblige les médias et ONG qui reçoivent au moins 20% de leurs fonds de l’extérieur, de déclarer ces financements publiquement et d’être ainsi catalogués comme « organisation servant les intérêts d’une puissance étrangère » – une étiquette dénoncée comme infamante par les associations concernées. Ces dernières seraient également tenues de publier un rapport financier annuel.

Vent debout contre un telle « menace », un des patrons de presse alternative déplorait récemment que l’adoption de la loi provoquerait « sans doute à la fin des médias indépendants ». Une mise en garde significative : si les médias et ONG dépendent pour leur survie d’une aide étrangère, cela laisse perplexe sur leur réelle indépendance… On se doute évidemment que les fonds salvateurs ne proviennent pas du Bengla Desh ou du Zimbabwe.

Le commissaire européen chargé de l’élargissement a jugé les intentions du gouvernement géorgien en faveur de la transparence « très inquiétantes »

Un bras de fer est donc engagé entre le gouvernement d’un côté, qui espère faire adopter le projet d’ici juin, et de l’autre l’opposition soutenue par une partie de la population urbaine pro-UE – les opposants à la loi sont descendus dans les rues le 17 avril, puis le 3 mai ; les partisans du pouvoir ont de leur côté manifesté pour soutenir la loi. Les opposants sont vigoureusement soutenus par les dirigeants occidentaux qui dénoncent une « loi russe » copiée de la réglementation en vigueur à Moscou.

Ainsi, le commissaire européen chargé de l’élargissement a jugé les intentions gouvernementales « très inquiétantes », et contradictoires avec le processus d’adhésion car de telles dispositions « ne sont pas alignées sur les valeurs de l’UE ». De son côté, le porte-parole de la Commission européenne a estimé que « la création et le maintien d’un environnement favorable aux organisations de la société civile et la garantie de la liberté des médias sont au cœur de la démocratie. C’est également essentiel pour le processus d’adhésion à l’UE ».

Washington a jugé utile de mettre son grain de sel en martelant qu’une telle loi ferait « dérailler la Géorgie de son chemin européen ».

Même si elle n’exerce qu’une fonction seulement protocolaire, la cheffe de l’Etat a pour sa part confirmé son opposition au texte, en dénonçant le premier ministre qui « sabote notre voie européenne et l’avenir du pays ». Salomé Zourabichvili, avant d’être président de la République fut jadis… ambassadeur de France à Tbilissi.

Le chancelier allemand, recevant à Berlin son homologue géorgien, a même explicitement souhaité que « le Parlement (de Tbilissi) tienne compte de notre position critique ». Enfin, le secrétaire général de l’OTAN n’a pas hésité à affirmer que l’adoption des dispositions contraignant les ONG à la transparence financière « contredirait l’ensemble des efforts visant à renforcer les institutions démocratiques en Géorgie ».

La flexibilité des arguments utilisés par Bruxelles laisse pantois

Que Bruxelles tente d’influer sur les politiques et la gouvernance de pays tiers, surtout si ceux-ci se destinent à intégrer un jour l’UE, voilà qui ne saurait surprendre, hélas. En revanche, la flexibilité des arguments utilisés laisse pantois.

Car si la Commission européenne exige qu’aucune contrainte de transparence financière ne soit imposée aux associations et médias bénéficiaires des largesses occidentales, elle est en revanche à l’offensive contre Moscou, accusé de vouloir déstabiliser les Vingt-sept grâce à d’infâmes campagnes d’influence. La Commission avait ainsi lancé en décembre 2023 une directive « pour la liberté des médias » qui vise notamment à déjouer ces campagnes.

Sous ce séduisant intitulé se trouvent, entre autres, des dispositions pour traquer les tentatives russes en instaurant des obligations de… transparence. La commissaire européenne chargée « de la démocratie », la Tchèque Vera Jourova, avait ainsi justifié le projet de directive en s’écriant : « il est grand temps de mettre en lumière l’influence étrangère secrète ».

Certes, l’actualité était alors marquée par la révélation de la corruption d’eurodéputés de premier plan par le Qatar et le Maroc. Mais, pour Mme Jourova, le véritable ennemi est évidemment ailleurs : « nous ne devons pas laisser Poutine ou tout autre autocrate s’immiscer secrètement dans notre processus démocratique. Nous nous attaquerons à la menace d’ingérence étrangère en adoptant une nouvelle loi imposant la transparence ». Pour sa part, le ministre français des affaires européennes vient d’affirmer, avec un humour sans doute involontaire : « nous sommes pilonnés par la propagande de la Russie de Vladimir Poutine et de ses courroies de transmission».

Dans ces conditions, selon la vice-présidente de la Commission, « il serait naïf de penser que la démocratie n’a besoin d’aucune protection ». C’est précisément le raisonnement mis en avant par le gouvernement géorgien pour justifier son projet, mais que Bruxelles brandit ou conteste selon le contexte. A noter que la Hongrie et la Slovaquie – membres de l’UE – sont stigmatisées par cette dernière pour avoir adopté des législations imposant la transparence sur les subsides occidentaux.

Mais, manifestement, pour Bruxelles, seule la traque des roubles est justifiée. Selon le projet de directive, ONG et médias issus d’Etats hors UE devront rendre publics les montants annuels reçus, les pays tiers concernés et les principaux objectifs des activités financées, via un enregistrement sur un registre public – soit des dispositions plus strictes que le projet géorgien…

Une autorité « indépendante » pourrait cependant dispenser certains acteurs de ces obligations. Seuls les esprits malveillants pourraient imaginer que les heureux bénéficiaires de ces exceptions pourraient avoir leur siège du côté de Washington.

A noter, du reste, que les Etats-Unis disposent depuis 1938 d’une législation sévère pour détecter les agents financés par l’étranger. On attend toujours l’indignation européenne.

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