La visite éclair d’Emmanuel Macron au chancelier Scholz, le 15 mars, a permis aux deux hommes, flanqués du premier ministre polonais, d’échanger force sourires. De façade.
Car en réalité, entre Berlin et Paris, le torchon brûle. Bien sûr, les relations franco-allemandes n’ont jamais été sans nuage. Les contradictions et les frictions ont rarement manqué, et ce, dans une multitude de dossiers. Parmi ceux-ci, trois sont particulièrement connus : l’énergie (notamment nucléaire), les finances publiques (la mise en œuvre du Pacte de stabilité), et le commerce international (avec la Chine, le Mercosur…).
Mais c’est aujourd’hui un autre thème, et pas des moindres, qui enflamme les rapports entre les deux gouvernements : la manière de soutenir Kiev, et plus généralement la posture stratégique et militaire. Naturellement, l’appui au pouvoir ukrainien réunit les deux rives du Rhin, de même que l’espoir – irréaliste – d’infliger une défaite historique à la Russie. Mais l’opposition apparaît dès qu’il est question de la manière d’atteindre cet objectif – et accessoirement de défendre ses intérêts industriels et géostratégiques.
Au fur et à mesure que la guerre se prolonge, la fracture entre les deux capitales devient plus visible pour un large public, et c’est cela qui est nouveau. Jusqu’à présent, les bisbilles étaient souvent dissimulées par de douces paroles diplomatiques. C’est de moins en moins le cas, au point que Norbert Röttgen, un parlementaire chrétien-démocrate qui présida longtemps la commission des Affaires étrangères du Bundestag, tweetait, le 27 février : « je ne me rappelle pas que la relation (franco-allemande) ait été aussi mauvaise depuis que je fais de la politique ». Ce qui fait tout de même une trentaine d’années…
L’acrimonie est montée de plusieurs tons depuis le 26 février, jour où Emmanuel Macron réunissait à l’Elysée une vingtaine de ses homologues occidentaux pour accélérer le soutien à Kiev. Concluant devant la presse la rencontre, le président lançait : « il n’y a pas de consensus aujourd’hui pour envoyer de manière officielle, assumée et endossée des troupes au sol. Mais en dynamique, rien ne doit être exclu ». La phrase a fait l’effet d’un choc : pour la première fois, l’engagement de troupes au sol au profit de l’Ukraine était ouvertement évoqué.
Paris s’attira les foudres de la plupart des capitales occidentales, Washington comprise, éberluées de cette manière publique de tenter de leur forcer la main, alors même que la proposition n’avait recueilli aucun consensus lors de la réunion. A Berlin, on fait même savoir à mi-voix qu’un consensus s’était dessiné… contre la proposition de l’hôte de l’Elysée. Le chancelier allemand a immédiatement opposé très sèchement un refus catégorique à la proposition macronienne.
Olaf Scholz s’était en outre senti visé quand Emmanuel Macron s’était moqué, lors de la même conférence de presse : « beaucoup de gens qui disent “jamais, jamais” aujourd’hui étaient les mêmes qui disaient “jamais, jamais des tanks, jamais, jamais des avions, jamais des missiles de longue portée”. (…) Je vous rappelle qu’il y a deux ans, beaucoup, autour de cette table, disaient que nous allions proposer des sacs de couchage et des casques ». Suivez mon regard…
Et comme si l’ambiance n’était pas déjà assez tendue, le président français récidivait le 5 mars à Prague en encourageant ses alliés à « être à la hauteur de l’histoire et du courage qu’elle implique ». L’Europe est dans une situation « où il convient de ne pas être lâches », poursuivait l’orateur. Face à cette attaque à peine voilée, Boris Pistorius, le ministre de la défense allemand, réagissait sur le même ton : « nous n’avons pas besoin (…) de discussions sur le fait d’avoir plus ou moins de courage ».
Le tropisme pro-américain, qui remonte à la fondation de la RFA en 1949, continue d’influencer la politique de Berlin
L’affrontement n’est pas que superficiel. Il recouvre une opposition très ancienne, mais qui a été réactivée lors de l’entrée des troupes russes en Ukraine, le 24 février 2022. Le chancelier, quelques jours plus tard, prononçait alors un discours qui pointait un « changement d’époque ». Mais la conséquence qu’en tiraient Paris et Berlin était très différente.
A l’est du Rhin, la priorité était d’assurer la solidité de l’Alliance atlantique et donc l’alignement encore plus étroit sur l’Oncle Sam. Côté français, le président voyait au contraire l’occasion de pousser en avant sa marotte de « renforcer la souveraineté européenne », politique mais aussi militaire.
Un objectif pas vraiment en vogue en Allemagne, où le chancelier annonçait par exemple, fin 2022, un vaste système anti-missile sous l’égide de l’OTAN, avec la participation de dix-sept pays… mais sans la France. L’architecture en est essentiellement américaine (et inclut des éléments de fabrication israélienne).
En outre, si l’annonce par le chancelier d’un plan de 100 milliards d’euros pour moderniser et renforcer la Bundeswehr avait d’abord été accueillie avec intérêt à Paris, il a rapidement fallu déchanter. En particulier quand Berlin a précisé que cela inclurait notamment l’achat de 35 chasseurs F-35, le dernier joyau militaire aéronautique américain. Non seulement le pouvoir allemand privilégiait un fournisseur US, mais, vu de l’Elysée, il donnait un coup de couteau dans le dos au projet franco-allemand de long terme baptisé Système de combat aéronautique du futur (SCAF), sur lequel les industriels français sont chefs de file.
Outre les profits respectifs des marchands de canons des deux côtés du Rhin, certains analystes pointent une autre dimension du conflit. Depuis le lancement de l’intégration européenne, et plus particulièrement depuis l’unification allemande, l’Allemagne s’était vu reconnaître implicitement son rôle dirigeant en matière économique. En contrepartie, la France officielle, forte de l’arme nucléaire et du siège de membre permanent au Conseil de sécurité de l’ONU, se considérait comme la tête de l’UE, sur les plans militaire et diplomatiques, dans le monde.
Si désormais l’armée allemande se renforce et se modernise à marche forcée, cet « équilibre » pourrait bien être remis en cause au détriment de Paris. Un élément qui pourrait expliquer la fuite en avant d’Emmanuel Macron.
A l’inverse, le tropisme pro-américain, qui remonte à la fondation de la RFA en 1949 sous l’égide des Alliés de l’OTAN, continue d’influencer la politique de Berlin, peu tenté de contredire l’Oncle Sam. Or celui-ci, depuis ses échecs et humiliations extérieurs, préfère combattre par procuration que d’envoyer ouvertement des troupes au sol, même sous le drapeau de l’Alliance atlantique.
La constitution française donne au président un pouvoir digne de Louis XIV, en particulier en politique étrangère et en action militaire
Enfin, deux facteurs supplémentaires différencient la France de l’Allemagne. Cette dernière a connu un fort mouvement pacifiste qui a laissé des traces, notamment du fait de l’expérience terrible de la guerre contre l’URSS. Vue de France, la Russie est bien plus loin, géographiquement et culturellement, ce qui peut conduire le forcené de l’Elysée à rêver d’aventures guerrières.
L’autre facteur relève de la politique intérieure et des institutions respectives des deux pays. Certes, tant Olaf Scholz qu’Emmanuel Macron sont en difficulté : ils s’appuient l’un et l’autre sur des majorités instables.
Mais la constitution française donne au président un pouvoir digne de Louis XIV, en particulier en politique étrangère et en action militaire. Le monarque républicain a certes octroyé un débat au Parlement – qui s’est déroulé le 12 mars à l’Assemblée nationale puis au Sénat – mais ce dernier était facultatif et le vote n’avait aucun contraignant.
A l’inverse, le chancelier allemand doit obligatoirement rendre des comptes au Bundestag. Surtout, issu du Parti social-démocrate, il est conscient qu’il ne peut totalement tourner le dos à son électorat, dont une partie reste pacifiste. Sauf à se condamner à une déroute électorale certaine en 2025.
Même avec toutes ses limites actuelles, la démocratie reste donc un rempart, certes fragile, contre les aventures guerrières, même si elle n’empêche pas d’alimenter le conflit par des livraisons d’armes toujours plus massives.
Les deux capitales sont du reste engagées dans une polémique sur le thème « c’est moi qui donne le plus » à l’Ukraine. Et elles s’opposent sur la réforme de la mal nommée « Facilité européenne pour la paix », l’instrument de l’Union européenne par lequel transitent une partie des financements militaires.
Preuve supplémentaire que l’intégration européenne, loin de favoriser un développement harmonieux en son sein, provoque au contraire concurrence et surenchère. Dans le contexte actuel, celles-ci peuvent mener l’Europe sur un chemin qui n’a rien de rassurant.