La colère gronde dans les campagnes françaises. Depuis le 18 novembre, la mobilisation se dessine à l’appel de toutes les organisations d’agriculteurs – une rare unanimité. Elle pourrait bien se durcir dans les prochaines semaines.
Déjà l’hiver dernier, les paysans s’étaient massivement manifestés pour exprimer leurs angoisses et leurs revendications. Du reste, des mouvements s’étaient également développés dans une douzaine de pays de l’Union européenne, avec des exigences analogues.
En France, dix mois plus tard, beaucoup de paysans ont le sentiment que peu des promesses gouvernementales de février dernier ont été tenues. Les raisons de la colère sont donc nombreuses et récurrentes. Par exemple, les normes européennes toujours plus drastiques, et les contrôles correspondants, apparaissent comme des contraintes insupportables. Mais la toile de fond est l’aspiration des agriculteurs à pouvoir vivre décemment de leur travail, une perspective qui apparaît de moins en moins atteignable.
Une revendication, en particulier, focalise la colère : l’opposition au projet d’accord de libre échange entre d’un côté l’Union européenne et de l’autre le Mercosur, une zone qui comprend cinq pays d’Amérique su sud : le Brésil, l’Argentine, l’Uruguay, le Paraguay, auxquels est venue s’ajouter la Bolivie.
Les négociations en vue d’un tel traité avaient été lancées en… 1999. Elles ont été interrompues puis reprises de nombreuses fois, signe que le dossier est sensible et explosif. Finalement, un accord de principe a été signé en 2019. Cependant, l’arrivée au pouvoir à Brasilia de Jair Bolsonaro a de nouveau suspendu le processus en 2020. Mais la Commission européenne, qui détient l’exclusivité du pouvoir de négociation au nom des vingt-sept Etats membres, a poursuivi les pourparlers dans la plus totale opacité.
Mi-novembre, Bruxelles faisait savoir qu’un accord final était désormais très proche. Certains estiment qu’il pourrait être paraphé à l’occasion du sommet du Mercosur le 7 décembre. Cette échéance rapprochée a fait réagir le gouvernement français, qui redoute au plus haut point la colère paysanne. Le 13 novembre, le premier ministre a fait le déplacement pour rencontrer la présidente de la Commission, Ursula von der Leyen, et lui rappeler l’opposition de Paris, maintes fois exprimée. Mais sans la convaincre, manifestement.
« N’importons pas ce que l’on interdit en France »
Si les dispositions du projet sont nombreuses et complexes, elles s’articulent autour d’un axe central : supprimer (ou réduire de 90%) les droits de douane sur les produits agricoles, industriels, et libéraliser les services entre les deux zones. Schématiquement, les grandes firmes agro-alimentaires du Mercosur pourraient exporter notamment bien plus de viande bovine et porcine, de volailles, de lait en poudre, de maïs et de soja vers l’Europe ; et les industriels du Vieux continent espèrent écouler vers le Mercosur leurs produits des secteurs automobile, métallurgique, chimique, pharmaceutique…
Les paysans français mesurent à quel point la concurrence pourrait leur être fatale face aux productions extensives à bas coûts de l’agro-négoce sud-américain. Surtout, ils soulignent à quel point il serait injuste de faire déferler dans les supermarchés européens de la viande produite avec des normes sanitaires et environnementales bien plus laxistes que celles qui leur sont imposées ici (« n’importons pas ce que l’on interdit en France » a-t-on pu lire sur les tracteurs dans les manifestations). C’est l’argument répété par Emmanuel Macron qui, sous pression des campagnes françaises, réclame en vain que soient instituées des « clauses miroirs », c’est-à-dire un alignement des produits importés sur les normes européennes.
Un audit de la Commission vient d’ailleurs de montrer que les procédures déjà en place dans le commerce bilatéral avec le Brésil n’avaient pas permis de repérer la présence d’hormones de croissance dans certaines importations de viande bœuf – une révélation qui a apporté de l’eau au moulin des pays opposés au projet de traité avec le Mercosur.
Mais pour les partisans du traité, ces menus inconvénients ne doivent pas freiner la conclusion d’un accord susceptible de favoriser leurs exportations. C’est le cas du gouvernement allemand, qui veut notamment contenter ses grands groupes automobiles.
Côté Mercosur cependant, certains secteurs s’inquiètent. A commencer par les syndicats de l’industrie brésilienne, angoissés face à l’arrivée de produits plus compétitifs que les productions nationales. De même, les petits agriculteurs des pays sud-américains redoutent que les grandes exploitations ne tirent avantage de l’accord à leur détriment, par exemple au prix d’une déforestation supplémentaire.
Le président brésilien Lula, pourtant lui-même ancien syndicaliste métallo, continue cependant de militer pour le traité même si l’importance cruciale du projet semble avoir diminué depuis quelques années. Ainsi, entre 1999 et 2024, la proportion des exportations du secteur agroalimentaire brésilien vers l’UE est tombée de 41% à 13%. C’est désormais la Chine, avec 33% des exportations du secteur, qui représente le premier marché pour l’agro-industrie.
La montée en puissance de l’ex-empire du Milieu sert en revanche d’argument pour les partisans européens de la signature. C’est notamment le cas de Kaja Kallas, qui doit prendre prochainement ses fonctions de chef de la diplomatie de l’UE. L’ex-premier ministre estonienne est essentiellement préoccupée par des questions géopolitiques, c’est-à-dire, pour elle, comment affronter la Russie et la Chine. Elle a ainsi martelé, devant l’europarlement : « si nous ne concluons pas un accord avec le Mercosur, c’est la Chine qui le fera ».
Egalement dans un registre géopolitique, d’autres rappellent que l’Amérique du sud est riche en matières premières, dont certaines rares, pour lesquelles l’UE cherchent à sécuriser son approvisionnement en diversifiant ses fournisseurs.
L’entrée en vigueur du traité « risque de nourrir un sentiment anti-UE », s’inquiète l’éditorialiste du Monde
Le libre échange n’est donc pas la seule raison qui pousse de nombreux dirigeants européens à souhaiter lancer le traité avec le Mercosur. Il reste cependant un dogme qui fonde l’intégration européenne, comme en témoignent les accords récemment entrés en vigueur notamment avec le Canada (CETA, 2017), le Japon (2019) ou la Nouvelle-Zélande (2024). Celui avec le Mercosur serait le plus important à ce jour, plaident ses partisans, puisqu’il réunirait « 800 millions de consommateurs ».
La libre concurrence constitue donc une référence idéologique majeure à Bruxelles, avec ses conséquences catastrophiques sur les peuples. Historiquement, le libre échange a toujours été défendu par les empires dominants pour conforter leur puissance commerciale et donc politique – la Grande-Bretagne au 19ème siècle, les Etats-Unis dans la seconde moitié du vingtième. Il se trouve que le poids et l’influence de l’UE sont désormais en train de s’affaiblir, et que les Etats-Unis de Donald Trump s’apprêtent à lui imposer une guerre commerciale. Cela pourrait modifier ses dogmes.
Pour l’heure, la bataille autour du traité avec le Mercosur met en lumière une autre nocivité intrinsèque à l’Union européenne : une décision peut s’imposer contre les intérêts d’un ou plusieurs Etats membres. Ici, le camp favorable à l’accord a pour chef de file l’Allemagne, encore très attachée à son industrie, et comprend notamment l’Espagne.
En face, la France lui est officiellement opposée, avec le soutien de l’Autriche, et, dans une moindre mesure, des Pays-Bas, de la Pologne et de la Grèce qui ont encore une forte activité agricole. L’Italie hésite à rallier les opposants, son gouvernement est divisé. En réalité, le camp des opposants s’est affaibli depuis la précédente tentative de conclure, fin 2023.
La décision finale devra être prise non à l’unanimité, mais à la majorité qualifiée. Plus précisément, il suffira que 15 pays (à condition qu’ils représentent plus de 65% de la population des Vingt-sept) donnent leur feu vert pour que l’accord soit signé par Bruxelles, et s’impose à tous. Actuellement, déjà une douzaine de pays sont sur cette position.
Dans ces conditions, les rodomontades du président français affirmant qu’il « ne signerait pas l’accord en l’état » relèvent de l’escroquerie puisque ledit accord peut entrer en vigueur contre la volonté des pays minoritaires, et s’imposer à tous. Et ce dans un contexte où la Commission européenne dispose de la compétence exclusive de négocier les accords commerciaux (c’est-à-dire une compétence non partagée avec les Etats membres).
Un tel coup de force s’est déjà déroulé contre la Hongrie ou la Pologne (en l’occurrence en matière migratoire), jamais contre la France. Le gouvernement allemand (en crise) insistera-t-il pour que Bruxelles passe outre le gouvernement français (également privé de majorité parlementaire) ? Si c’est le cas, s’inquiète Le Monde (et de nombreux parlementaires pro-UE), cela « risque de laisser une trace néfaste et durable dans l’opinion française en nourrissant un sentiment anti-UE ».
La réponse est attendue pour les prochaines semaines. Elle sera observée à la loupe par les agriculteurs français. Mais pas seulement…