L’UE a accusé Moscou d’ingérences électorales, alors qu’elle n’a pas hésité à soutenir massivement les forces pro-européennes dans les deux ex-Républiques soviétiques. En Moldavie, le second tour du scrutin présidentiel du 3 novembre s’annonce serré.
Hasard du calendrier, les électeurs de deux pays qui furent des Républiques soviétiques du temps de l’URSS étaient appelés aux urnes, à quelques jours de distance. La Géorgie tout comme la Moldavie sont deux Etats que les dirigeants européens veulent « arrimer » à l’UE.
Les deux scrutins ont en commun d’avoir constitué des douches froides pour Bruxelles qui comptait sur un plébiscite en faveur de l’intégration européenne ; et qui, faute de l’avoir obtenu, accuse Moscou d’avoir orchestré à distance des fraudes massives.
Les citoyens géorgiens, qui votaient le 26 octobre, ont accordé, selon la commission électorale nationale, 54% au parti Rêve géorgien, principal soutien du gouvernement sortant. Ce mouvement avait été fondé en 2012 par Bidzina Ivanichvili, un riche oligarque ayant bâti sa fortune en Russie, et qui est accusé de continuer à tirer les ficelles du pouvoir. Officiellement, Rêve géorgien se déclare en faveur de l’adhésion du pays à l’Union européenne. Le premier ministre sortant a du reste rappelé, peu après l’annonce de sa victoire, que celle-ci restait une de ses priorités en politique étrangère.
Il est cependant accusé par l’opposition de saboter cette perspective, et de faire en réalité le jeu de Moscou. En particulier, depuis l’adoption, en mai dernier, d’une loi obligeant les ONG et les médias recevant plus de 14% de leurs fonds de « bienfaiteurs » extérieurs à se déclarer comme agents de l’étranger. Cette disposition a été considérée par les pro-occidentaux comme une atteinte à la démocratie inspirée de la législation russe.
Le vote du texte (qui a pourtant son équivalent dans nombre de pays occidentaux) a scandalisé Bruxelles, qui, il est vrai, subventionne nombre d’organisations de la société civile promouvant les « valeurs européennes ». En réaction, le Conseil européen a, en juin dernier, suspendu le statut de pays candidat accordé six mois plus tôt à la Géorgie.
La mise en place d’une loi proscrivant la « propagande LGBT » a achevé d’indisposer Bruxelles, qui, dans ces conditions, n’a nullement caché son soutien à la coalition de quatre partis d’opposition. Celle-ci a totalisé 37,6% des voix. Ce pourcentage monte cependant à 44% dans la capitale, où dominent les couches aisées ou intellectuelles. Mais il est bien plus faible en province, notamment en milieu rural, marqué par les valeurs traditionnelles.
Alors même que les résultats du 26 octobre étaient plutôt conformes aux sondages préélectoraux, les partis d’opposition ont immédiatement dénoncé les « fraudes massives », annoncé qu’ils ne participeraient pas au nouveau Parlement, et appelé à des manifestations dans la capitale. Le 28 octobre, la présidente de la République, Salomé Zourabichvili, qui exerce un rôle essentiellement protocolaire mais qui avait œuvré à l’union de l’opposition, a pris la parole devant la foule des protestataires. Elle a imploré l’Union européenne d’exiger du pouvoir qu’il organise un nouveau scrutin.
Pourtant, les observateurs de l’OSCE qui étaient présents dans de nombreux bureaux de vote ont certes pointé de « nombreuses irrégularités », notamment des pressions sur les électeurs, mais sans remettre en cause les résultats du scrutin. En particulier les accusations d’achats de voix n’ont pu être prouvées. La commission électorale nationale, pour sa part, a ordonné un recomptage partiel (dans 20% des bureaux de vote) pour prouver la sincérité du scrutin, ce dernier ayant eu lieu à la fois par machines à voter et bulletins traditionnels.
Ce qui est vrai, en revanche, c’est que Rêve géorgien a disposé de moyens de propagande plus importants que ses adversaires. Il a notamment développé l’idée qu’une victoire de l’opposition, inconditionnellement pro-occidentale, était susceptible de mener le pays à une guerre contre la Russie sur le modèle ukrainien. Nombre d’électeurs y ont été sensibles, préférant miser sur les promesses de prospérité pacifique faites par les amis de M. Ivanichvili.
La présidente moldave sortante espérait être reconduite dès le premier tour
L’autre revers pour Bruxelles a eu lieu en Moldavie, le 20 octobre. La présidente sortante, Maia Sandu, qui était massivement soutenue par l’Union européenne, espérait être reconduite dès le premier tour. Elle n’a finalement recueilli que 42% des suffrages (avec une participation de 51,7%), ce qui représente un indéniable désaveu. Elle espère désormais l’emporter à l’issue du second tour prévu le 3 novembre. Mais le résultat sera probablement serré face à Alexandr Stoianoglo, l’opposant arrivé en second avec 26,3% des voix. Celui-ci devrait en effet bénéficier des voix des autres candidats, qualifiés comme lui par Bruxelles de « pro-russes ».
Pour tenter d’assurer sa réélection, la cheffe de l’Etat avait en outre organisé le même jour un référendum (consultatif) portant sur l’inscription dans la Constitution de la perspective de l’adhésion à l’UE. Le « rêve européen » devait assurer une participation massive et un plébiscite en sa faveur.
Tel ne fut pas le cas : le Oui ne l’a finalement emporté que d’un cheveu, avec 50,3% des suffrages, soit 10 000 voix d’écart dans un pays de 2,7 millions d’habitants. Pendant toute la nuit du dépouillement, le Non semblait même en tête (alors que l’opposition appelait à s’abstenir sur cette question). Officiellement, le vote des Moldaves de l’étranger a permis cette étonnante remontée.
Mais le mal était fait. Sous le couvert d’anonymat, un dirigeant européen estimait qu’une si courte victoire du Oui envoyait « un mauvais signal sur la détermination pro-européenne de la population ». Il n’en fallait pas plus pour que Mme Sandu dénonce des « ingérences sordides » de la part de Moscou. Mais les « achats de voix », que cette dernière a promis de prouver, ne semblent pas significatifs à ce stade.
D’autres facteurs, notamment sociaux, ont sans doute joué un rôle plus réel dans le désaveu infligé à la présidente. La rupture avec la Russie, voulue par son gouvernement qui a pris parti pour l’Ukraine conformément à la ligne prescrite par Bruxelles, a provoqué un choc inflationniste dès 2022. Il a fallu que le pays, l’un des plus pauvres d’Europe, s’approvisionne en énergie du côté occidental, en lieu et place du gaz russe. Les prix du gaz ont été multipliés par sept, ceux de l’électricité par quatre.
Les dirigeants européens ont assumé une ingérence ouverte dans les deux scrutins
Quoiqu’il en soit, ce qui frappe dans les deux scrutins, c’est le contraste entre l’immixtion dans les affaires intérieures de ces pays dont Moscou est accusé par les dirigeants européens, et l’ingérence ouverte et assumée que ces derniers exercent sans complexe dans ces mêmes pays.
Dans le cas de la Géorgie, Mme Zourabichvili (qui, avant d’être présidente de cet Etat, fut ambassadeur de France à Tbilissi…), n’a pas hésité à appeler l’Union européenne à s’opposer au gouvernement national : « tous les moyens de pression doivent être exercés contre ce gouvernement qui n’a tenu compte d’aucune des recommandations de l’UE (et) qui est allé à l’encontre de ces recommandations ». En précisant bien : « c’est à nos partenaires européens et américains de soutenir la démocratie dans le pays ».
Dès le soir du scrutin, le président du Conseil européen, Charles Michel, avait pour sa part « réitéré l’appel de l’UE aux dirigeants géorgiens pour qu’ils fassent preuve d’un engagement ferme sur la voie de l’UE pour le pays, conformément aux conclusions de juin et d’octobre du Conseil européen ».
Le président letton a enchéri : « le peuple géorgien a un rêve européen, personne n’a le droit de voler ce rêve ». Et une déclaration commune de certains eurodéputés avec des parlementaires canadiens (!) a confirmé cet appel à l’ingérence : « nous ne devons pas abandonner les parties pro-européennes de la société ».
Cette ambition occidentale de dicter sa volonté à Tbilissi s’était déjà illustrée début octobre lorsqu’avait été confirmé, par l’antenne bruxelloise dans le pays, que ce dernier perdrait 121 millions d’euros d’aide de l’UE du fait de l’adoption de la loi portant sur les « agents étrangers ».
Afin d’allécher les électeurs moldaves, Ursula von der Leyen a annoncé un plan record d’investissements de 1,8 milliard d’euros
Pour la Moldavie, l’ingérence joue sur la carotte plutôt que sur le bâton puisque le pouvoir est tenu par une fidèle de Bruxelles. Cette dernière a reçu des messages de solidarité empressée avant le second tour. Afin que les électeurs moldaves fassent le bon choix, le premier ministre polonais a ainsi qualifié Maia Sandu de « grande dirigeante d’une nation courageuse », tandis que la présidente de la Commission européenne s’exclamait : « face aux stratégies hybrides de la Russie, la Moldavie montre qu’elle est indépendante, qu’elle est forte et qu’elle veut un avenir européen ».
De son côté, Emmanuel Macron ajoutait que « la Moldavie peut compter sur notre soutien pour accomplir son destin européen ». L’Oncle Sam ne pouvait être en reste en matière d’ingérence : « la démocratie est solide en Moldavie, tout comme la volonté du peuple moldave de progresser vers l’intégration européenne », a indiqué John Kirby, porte-parole du Conseil de sécurité des USA.
Ces bonnes paroles sont accompagnées de promesses sonnantes et trébuchantes. Afin d’allécher les électeurs moldaves, Ursula von der Leyen s’est déplacée en personne à Chisinau (la capitale du pays) le 10 octobre (photo, en compagnie de Maia Sandu à droite) pour annoncer un plan record d’investissements de 1,8 milliard d’euros sur la période 2025-2027. Mme Sandu s’est réjouie de ce « plan Marshall » qui fait miroiter la rénovation d’écoles, la construction d’hôpitaux, de nouvelles routes et ponts…
Ce qui a provoqué ce commentaire du quotidien économique français (pro-UE) Les Echos : « l’Union européenne et plusieurs dirigeants de l’UE sont ostensiblement venus à la rescousse de la présidente moldave ». Car, bien sûr, chacun l’aura compris : l’avalanche de fonds ne sera accordée que si les électeurs choisissent « la voie européenne »… Trois mois plus tôt, la commissaire européenne à la santé avait également fait le même déplacement pour vanter les bienfaits de l’UE.
N’est-ce pas là un achat de voix, à une échelle sans commune mesure avec les quelques milliers de bulletins que les forces dites pro-russes sont accusées d’avoir négocié ? On imagine le tollé à Bruxelles si les dirigeants russes s’étaient succédé à Chisinau ou à Tbilissi pour défendre sur place leurs poulains supposés et promettre une pluie de roubles avant les échéances électorales…
Après les manifestations en Géorgie et le second tour en Moldavie, la prochaine étape sera à Budapest. La capitale hongroise accueillera un sommet de la Communauté politique européenne (tous les pays sauf la Russie et la Biélorussie) le 7 novembre, puis un Conseil européen le 8.
Or le premier ministre Viktor Orban, déjà accusé de rouler pour Moscou, a pris le contre-pied de tous ses collègues de l’UE en se rendant à Tbilissi pour saluer « l’écrasante victoire » du Rêve géorgien. Ambiance assurée sur les bords du Danube…