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L’«isolement» change de camp

Biden et Borrell

A l’Ouest, on s’inquiète. Bien sûr, cela fait longtemps que les dirigeants occidentaux ont compris que leur rêve d’hégémonie sur le monde allait se heurter à des obstacles qu’ils n’imaginaient pas au début des années 1990, lors de l’effacement de l’Union soviétique.

Mais dans les deux dernières années, et plus encore ces derniers mois, le rythme de leurs échecs et déconvenues s’est accéléré. En 2022, le retrait en catastrophe des forces américaines d’Afghanistan en constituait un symbole marquant. Et en 2023, les militaires français étaient contraints de se replier – certes de manière ordonnée – du Mali, du Burkina Faso, puis du Niger.

Les revers militaires ne sont que la partie émergée de l’iceberg. Sur le plan diplomatique, les déceptions, voire les fiascos se succèdent. Lors de l’entrée des troupes russes en Ukraine, Washington et ses alliés étaient sûrs d’être suivis dans leur condamnation de Moscou. Ils escomptaient une indignation unanime, et donc un alignement général sur leur posture guerrière.

Il n’en fut rien. Lors des votes à l’ONU, de nombreux Etats du « sud global » s’abstenaient de condamner Moscou – voire, pour certains, votaient contre cette condamnation. Pire : en août et septembre derniers, trois événements diplomatiques ont souligné la difficulté croissante à imposer un leadership mondial de l’Occident : le sommet des BRICS à Johannesburg, où le groupe des cinq fondateurs s’est élargi à six nouvelles puissances (les candidatures étaient bien plus nombreuses) ; le sommet du G20 à New Dehli, où les efforts pour stigmatiser la Russie ont été vains (la résolution finale étant encore plus mesurée sur le dossier ukrainien que l’année précédente) ; et l’assemblée générale de l’ONU, où se sont succédé les prises de distance par rapport au G7 et à ce qu’il symbolise.

C’est notamment ce que relève une des chroniqueuses de relations internationales du Monde, qui reflète assez fidèlement le spectre de l’idéologie des élites françaises et même européennes. Non sans effroi, Sylvie Kauffmann note ainsi que « les grands acteurs du sud ne se conforment plus au récit des grands acteurs du nord », et conclut son analyse du 28 septembre par ces mots inquiets : « l’heure des ajustements et du rééquilibrage est venue ; ça va très vite et c’est brutal ».

Puis, le 6 octobre, son confrère Alain Frachon affirme dans le même quotidien que désormais « le monde occidental n’est plus hégémonique », et détaille les évolutions qui justifient son analyse. Il souligne que ce phénomène est notable y compris de la part d’Etats connus pour leur proximité historique avec l’Oncle Sam ; un des exemples les plus spectaculaires étant l’Arabie Saoudite.

Non sans pertinence, il relève du reste que les dirigeants occidentaux ont été les premiers à décrédibiliser l’ONU en s’affranchissant de ses règles, à commencer par la guerre faite à l’Irak en 2003. Il aurait pu citer la punition infligée à la Serbie en 1999. Bref, « le président George W. Bush a ouvert un boulevard à Vladimir Poutine », donnant ainsi à nombre de capitales non occidentales une bonne raison de ne pas condamner Moscou.

Le sentiment du « deux poids – deux mesures » s’est répandu à grande vitesse

Car le sentiment, justifié, du « deux poids – deux mesures » s’est répandu à grande vitesse : d’un côté, un mobilisation sans précédent des alliés occidentaux pour des livraisons massives d’armes à l’Ukraine et les sanctions anti-russes ; de l’autre, une indifférence (à peine) polie des mêmes face aux désastres économiques et sociaux, voire aux conflits, qui ravagent ce qu’on nommait jadis le Tiers-monde.

La présidente de la Commission européenne a même omis de dire un mot sur les Gazaouis assiégés, étranglés et bombardés

Et encore, tout cela, c’était avant le déchaînement israélien d’une violence inouïe contre la population martyre de Gaza (mais aussi, à plus bas bruit, contre celle de Cisjordanie de la part des colons). Au nom du « droit d’Israël à se défendre » contre le mouvement de résistance palestinien et les actions militaires du Hamas, les dirigeants des grands pays de l’Ouest se sont précipités à Jérusalem ou Tel-Aviv pour exprimer leur « solidarité » avec l’Etat juif. La présidente de la Commission européenne, Ursula von der Leyen, a même carrément omis de dire un mot sur les Gazaouis assiégés, étranglés et bombardés.

Pour sa part, le président américain, certes de plus en plus mal à l’aise, n’a rien à refuser à son allié israélien. Il a même mis son veto à une résolution, pourtant très timide, présentée par le Brésil au Conseil de sécurité.

Quand le deux poids – deux mesures atteint un tel degré de cynisme, qui s’étonnera encore du malaise, et souvent de la colère, de pays, de plus en plus nombreux, du « Sud global » ? Tous les efforts des diplomates occidentaux, depuis février 2022, pour mobiliser derrière eux contre la Russie tombent à l’eau, et se retournent même contre leurs auteurs. Conclusion du Monde (21/10/2023), de plus en plus angoissé devant cette évolution : « l’isolement menace… le monde occidental ». Les points de suspension mis par le rédacteur dénotent son désarroi : pendant des mois en effet, la presse dite « mainstream » s’est réjouie de la perspective de voir… Moscou isolé.

Le même jour, le quotidien commence son éditorial par ces mots : « la colère monte, elle vient du Sud et elle est dirigée contre le Nord (…). La violence de la riposte de l’armée israélienne sur Gaza (…) a déclenché un puissant mouvement de contestation, teinté d’esprit de revanche, contre les pays occidentaux, accusés d’hypocrisie dans le choix des victimes auxquelles ils apportent leur soutien. (…) La vitesse et l’intensité avec lesquelles s’est propagée cette contestation depuis dix jours sont révélatrices d’un basculement politique ».

Un « basculement » tellement visible que Josep Borell lui-même (à droite sur la photo, saluant Joseph Biden), le chef de la politique extérieure de l’UE, a publiquement reconnu son inquiétude : sortant de sa visite, le 20 octobre, à la Maison-Blanche, il a évoqué ce que les diplomates de Bruxelles en poste un peu partout dans le « Sud global » confirment : une colère anti-occidentale croissante.

L’histoire n’est jamais écrite d’avance, et des retournements peuvent toujours survenir. Mais, pour l’heure, l’« isolement » est en train de changer de camp.

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