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Le nouveau gouvernement polonais tiraillé entre Bruxelles et la colère des paysans

Pologne tracteurs

Paradoxale Pologne ! On décrivait son peuple comme frénétiquement pro-ukrainien, prêt à tout pour aider ses voisins de l’Est. On découvre que le gouvernement en place depuis décembre 2023, sous pression d’importantes manifestations de paysans, continue de bloquer les importations massives de céréales en provenance de Kiev.

Le nouveau premier ministre, Donald Tusk, ancien président du Conseil européen et donc très pro-UE, a accédé au pouvoir sous les acclamations de la Commission européenne ; l’on s’attendait donc qu’il suive la ligne de celle-ci de manière zélée. Pourtant, Varsovie n’a pas hésité à mettre en cause l’autorité de l’UE sur un deuxième dossier : le « Pacte vert ».

Certes, le gouvernement a retiré les recours juridiques contre certaines mesures de ce dernier, censé sauver la planète. Mais le ministre de l’agriculture a annoncé qu’il va « exiger de mettre des limites » audit Pacte, notamment en matière d’utilisation de pesticides et de contraintes pour l’exploitation de terres arables. Il a en outre refusé de s’inscrire dans un nouvel objectif, la diminution de 90% des émissions de CO2 d’ici 2040.

Enfin, un troisième terrain de friction pourrait bien apparaître prochainement : les réformes adoptées par une majorité des Vingt-sept en matière de migration et d’asile. M. Tusk va probablement se révéler plus proche… de la politique de son prédécesseur honni, issu du PiS (national-conservateur), que des orientations de Bruxelles.

Libre échange avec l’Ukraine, environnement, migrations : les points d’achoppement sont stratégiques. Pour autant, l’arrivée du nouveau pouvoir à Varsovie reste un soulagement pour les dirigeants européens, pour qui le PiS, désormais dans l’opposition, était la bête noire.

Ursula von der Leyen a confirmé le déblocage de 137 milliards d’euros destinés à la Pologne

En témoigne la visite enthousiaste qu’a effectuée la présidente de la Commission à Varsovie le 23 février. Ursula von der Leyen n’est pas venue les mains vides : elle a confirmé le déblocage de 137 milliards d’euros destinés à la Pologne, mais qui avaient été gelés par Bruxelles du fait des griefs européens à l’encontre du gouvernement précédent, notamment en matière d’« Etat de droit ».

« Enfin, on l’a (…) cela constitue une montagne d’argent », a jubilé Donald Tusk qui avait fait de ce feu vert sa première priorité. Plus précisément, ladite montagne d’argent (c’est le moins qu’on puisse dire !) provient de deux paquets. D’une part du fonds de relance économique post-Covid, adopté par les Vingt-sept en 2020, réparti sous forme de subventions et de prêts entre tous les Etats membres, et financé par un emprunt commun de 750 milliards. (A noter que la Commission prévoyait des « recettes nouvelles » pour le rembourser ; à ce jour, aucune n’a été mise en place si bien que nul ne sait vraiment comment sera remboursé cet emprunt communautaire géant).

Varsovie s’était vu attribuer 59,8 milliards en provenance de cette source (25,3 milliards de subventions et 34,5 milliards de prêts à faible taux). La somme est si considérable qu’une étude privée a affirmé qu’une large part ne pourrait probablement pas être dépensée. Les projets qu’elle doit financer (environnement, numérique…) doivent en effet être bouclés d’ici 2026, ce qui ne sera probablement pas le cas. Quoiqu’il en soit, une première tranche de 6,3 milliards pourrait être débloquée dans les prochaines semaines.

D’autre part, la Pologne va pouvoir accéder aux 76,5 milliards des « fonds de cohésion ». Ces fonds, qui proviennent du budget général de l’UE, sont censés favoriser le développement des pays les moins riches, c’est-à-dire dans les faits financés par les pays ayant les plus gros PIB. Les versements à la Pologne avaient été suspendus car cette dernière était accusée d’avoir mené des réformes portant atteinte à l’indépendance de son appareil judiciaire.

Certes, le nouveau ministre de la Justice a bien annoncé un plan de neuf mesures censé rétablir une organisation plus conforme aux obligations européennes. Mais lesdites mesures sont loin d’être effectives, ce qui a provoqué quelques grincements de dents au sein de l’europarlement : la célérité de Bruxelles à rétablir les financements contre seulement des promesses pourrait bien nourrir les accusations du PiS. Celui-ci semble fondé à constater que les sanctions précédentes étaient dirigées contre lui – un « délit de sale gueule », en quelque sorte ; et que la simple arrivée d’un gouvernement pro-européen a suffi a lever la punition. Un reproche qui ne manque pas de vraisemblance.

A l’instar des leurs collègues de nombreux pays de l’UE, les agriculteurs polonais ont su faire monter la pression

Le contraste est donc bien là : d’un côté, un gouvernement qui affiche sa fidélité de principe à l’intégration européenne, et qui jouit ainsi de la reconnaissance de Bruxelles, de Berlin et de Paris ; de l’autre, ce même gouvernement contraint de tenir compte de la colère des agriculteurs.

A l’instar des leurs collègues de nombreux pays de l’UE, ceux-ci ont su faire monter la pression. Notamment par des mobilisations qui ont connu deux temps forts, le 20 février où la capitale a vu converger des milliers de tracteurs ; et le 26 février, où les manifestants ont bloqué les postes frontières avec l’Ukraine et les grandes routes y conduisant. Des camions ukrainiens ont même vu leurs denrées déversées sur la chaussée.

Au menu des revendications, il y a d’une part l’hostilité au Pacte vert, qui grandit partout dans l’Union européenne, et pas seulement dans le monde agricole. Au point que, proximité des élections européennes aidant, le redoutable consensus qui rassemblait toutes les forces politiques européennes en faveur de « la planète » (!) commence à se lézarder un peu partout.

Mais les paysans ont aussi dénoncé les conséquences catastrophiques de la levée de toute taxe à l’importation des céréales ukrainiennes, alors que celles-ci sont produites à bas coût et sans contrainte (souvent pour le compte de gros propriétaires occidentaux). Depuis que cette mesure a été décidée par Bruxelles pour établir des « corridors de la solidarité » en faveur de Kiev, les marchés agricoles des pays en première ligne ont été littéralement inondés de produits – cela concerne aussi la volaille, les œufs, le sucre, les fruits rouges – avec pour conséquence la dégringolade des cours et donc des revenus des producteurs.

Au point que Bruxelles, sous pression, avait, en avril 2023, temporairement autorisé un embargo sur le grain ukrainien à destination de la Pologne, de la Hongrie, de la Roumanie, de la Bulgarie et de la Slovaquie, avant d’annuler cette mesure en septembre 2023.

Le gouvernement du PiS, lui, avait à ce moment unilatéralement maintenu un embargo national, violant ainsi les traités qui attribuent à la Commission l’exclusivité du pouvoir en matière de commerce international. Donald Tusk a choisi de faire perdurer le blocage, tout en se disant prêt à négocier avec le président ukrainien ; de son côté, ce dernier a dénoncé l’« érosion de la solidarité ».

L’UE a importé 20 millions de tonnes de céréales ukrainiennes en 2022-2023, soit deux fois plus que précédemment

Si cela touche au premier chef les pays de « la ligne de front », les pays de l’ouest ne sont pas épargnés. En tout, l’UE a importé 20 millions de tonnes de céréales ukrainiennes en 2022-2023, soit deux fois plus que précédemment.

En France, les quantités se montaient à 13 000 tonnes, un chiffre certes modeste, mais quinze fois supérieur à la situation antérieure. Et les volailles de Kiev continuent à concurrencer durement les producteurs hexagonaux.

D’un côté, les gouvernements des Etats membres sont donc fidèles à l’« idée européenne » et aux décisions communautaires qu’ils contribuent eux-mêmes à façonner. Mais de l’autre, ils ne peuvent ignorer les colères et mobilisations provoquées par ces dernières. Tout est une question de rapport de force.

Les dirigeants de l’UE ne sont peut-être pas au bout de leurs mauvaises surprises.

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