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Les deux handicaps du mouvement populaire

Manifestations contre la réforme

Le Conseil constitutionnel va-t-il valider, totalement ou partiellement, la réforme des retraites ? Va-t-il donner son feu vert à une « référendum d’initiative partagée » portant sur ce thème ? On connaîtra ses décisions vendredi 14 avril, le lendemain d’une nouvelle journée d’action qui pourrait rassembler encore beaucoup de monde, même si la tendance récente était plutôt à la décrue du nombre de manifestants.

En outre, les dirigeants syndicaux ne manquent pas de le souligner : les sondages affirment que le texte gouvernemental se heurte à l’hostilité d’une partie considérable de la population, évaluée à plus de 70%. Et ce, alors que la loi reculant de deux ans l’âge de la retraite a été formellement adoptée le 16 mars grâce à l’utilisation de l’article 49-3 de la constitution qui permet à l’exécutif d’imposer son projet sans vote de l’Assemblée nationale, pour peu que celle-ci n’adopte pas une motion de censure dans la foulée.

Ce passage en force a renforcé la colère populaire et la participation aux manifestations. De nombreux commentateurs – y compris ceux proches du pouvoir – s’interrogent sur la durée de la crise politique qui se profile : le premier ministre, Elisabeth Borne, dépourvue d’une majorité absolue à l’Assemblée, va-t-elle pouvoir rester en place ? Et comment peut se poursuivre le second mandat du président de la République lui-même, qui ne s’achève que dans quatre ans ?

Il est toujours hasardeux de prédire avec certitude l’avenir d’un mouvement social, et sa capacité à obtenir gain de cause. Il faut donc rester prudent. Mais deux facteurs de fond laissent à penser que le chef de l’Etat pourrait bien réussir à imposer sa réforme.

Le premier tient à la nature de la mobilisation. Bien sûr, les manifestations sont massives ; bien sûr, l’« opinion publique » reste très largement opposée au recul social majeur qui consiste à imposer de travailler deux années de plus ; bien sûr, certains secteurs sont particulièrement mobilisés – c’est le cas pour les transports, les raffineries ou bien le ramassage des ordures. Cela a provoqué des conséquences spectaculaires.

Mais tous ces éléments ne sont pas forcément déterminants dans le rapport de forces, comparés à ce qui serait décisif pour faire échec au projet contesté : une grève massive qui s’étendrait à des milliers d’entreprises, d’usines, de bureaux – ce qui est très loin d’être le cas. Les références en la matière restent 1936 (le Front populaire) ou mai-juin 1968.

Même en 1995, mouvement souvent cité en exemple, la grève longue et massive des cheminots et d’autres services publics avait certes suspendu la suppression de régimes spéciaux des retraites, mais n’avait nullement empêché une réforme radicale de la Sécurité sociale. C’est aussi de cette année là que date l’expression « grève par procuration ».

Applaudir, répondre à un sondeur, même manifester, cela n’a jamais pu remplacer une mobilisation de masse dans les entreprises.

Le même phénomène renaît aujourd’hui : des millions de citoyens sympathisent avec les grévistes de quelques secteurs particuliers, mais leur disent en substance : continuez, votre combat est le nôtre, on vous soutient. Ce n’est probablement pas ainsi que le rapport de force pourra basculer. Applaudir, répondre à un sondeur, même manifester, cela n’a jamais pu remplacer une mobilisation de masse dans les entreprises.

Le second facteur est l’aveuglement quant aux responsabilités réelles de la réforme, qui est à chercher du côté de Bruxelles – ce qui ne disculpe en rien le président français, co-auteur des orientations décidées au niveau européen. L’aveuglement ? Ou, pire, la cécité volontaire de ceux qui cherchent à tout prix à épargner l’Union européenne dans l’espoir (absurde) que celle-ci devienne « plus sociale ».

Certes, il n’y a pas de directive de l’UE qui impose un âge unifié de la retraite dans tous les pays membres. Mais il y a bien une pression multiforme pour tirer ce dernier, partout, vers le haut. L’Espagne en est un exemple, ou, malgré des « mesures de justice » compensatoires mises en avant par le gouvernement « de gauche » dans sa récente réforme, l’âge de départ s’établit à 66 ans, et passera à 67.

Le Conseil de l’UE avait recommandé à la France, le 12 juillet 2022, de réformer le système de pensions. Puis la Commission européenne avait laissé filtrer, avant la présentation de la réforme par Emmanuel Macron, une certaine impatience : « jusqu’à présent, aucune mesure concrète n’a encore été précisée ».

En outre, le président français ambitionne d’être un leader majeur de l’Union, mais a besoin pour ce faire d’être crédible vis-à-vis de ses homologues, notamment face à Berlin. Il veut donc apparaître comme un réformateur zélé.

Dans les conclusions du sommet européen de 2002, à Barcelone, figure la consigne de « chercher à augmenter d’environ cinq ans l’âge moyen effectif auquel cesse, dans l’Union européenne, l’activité professionnelle ».

Et pour qui aurait encore des doutes sur le lieu du crime et les auteurs de ce dernier, il faut rappeler le Conseil européen de Barcelone qui date de… mars 2002. Dans les conclusions de ce sommet figure en toutes lettres la consigne de « chercher d’ici à 2010 à augmenter progressivement d’environ cinq ans l’âge moyen effectif auquel cesse, dans l’Union européenne, l’activité professionnelle ».

A l’époque, le président Jacques Chirac (droite) et le premier ministre Lionel Jospin (socialiste) avaient avalisé cette rédaction. Au point que le pourtant très pro-UE François Bayrou (centriste aujourd’hui associé à la majorité d’Emmanuel Macron) avait vivement réagi : « Jacques Chirac et Lionel Jospin ont signé une décision capitale sur l’allongement de la durée de cotisation pour les retraites en Europe. Qui en a débattu ? Qui en a dit un mot ? Quel citoyen, quel député, quel parlementaire a été invité à la préparation de cette décision capitale ? Personne ».

Au Parlement français, aucune force politique n’évoque la perspective de se libérer du carcan de l’UE

Aujourd’hui, l’engagement de Barcelone continue d’orienter les politiques actuelles, au nom de la gestion « rigoureuse » des finances publiques… et à la plus grande satisfaction des « marchés » financiers.

Mais au Parlement français, aucune force politique n’évoque la perspective de se libérer du carcan de l’UE : ni les députés macronistes bien sûr, ni ceux de la droite classique, ni ceux de la gauche traditionnelle – mais pas plus ceux souvent étiquetés à l’extrême gauche ou à l’extrême droite.

Tant que ce déni perdurera, le mouvement social, aussi puissant soit-il, souffrira d’un handicap limitant fortement ses chances de succès.

Pierre Lévy

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