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Bruxelles sous le choc après le premier tour de la présidentielle en Roumanie

Son succès était annoncé. Mais l’ampleur de son triomphe a déstabilisé la classe politique roumaine, et affolé Bruxelles. Lors du premier tour de l’élection présidentielle en Roumanie (19 millions d’habitants) qui s’est tenu le 4 mai, avec une participation de 53,2%, George Simion (photo) a recueilli 41% des suffrages. Non seulement il est arrivé largement en tête, mais son résultat dépasse le cumul des suffrages qui s’étaient portés sur son nom et sur celui de Calin Georgescu le 24 novembre 2024.

Les deux hommes sont catalogués « pro-russes » et d’extrême droite, deux qualificatifs que M. Simion récuse vigoureusement. Quant à M. Georgescu, un quasi inconnu il y a quelques mois encore, il s’était placé en tête du scrutin du 24 novembre dernier à la surprise générale, avec 22,9% des voix. Ce « premier » premier tour avait alors été annulé par la Cour constitutionnelle, et M. Georgescu avait été interdit de nouvelle candidature.

En effet, la Cour, soutenue par le président sortant, Klaus Iohannis, avait argué de « soupçons de manipulations » via le réseau social Tiktok, manipulations qui auraient été pilotées par les services russes. Pour le vote du 4 mai, personne ne parle plus de manipulation ayant faussé le scrutin, et… le résultat est encore pire, du point de vue du pouvoir sortant.

Quelle que soit la réalité des soupçons allégués, cette décision sans précédent effaçant d’un trait de plume les suffrages de millions d’électeurs a été comprise par une large part de l’électorat comme une manœuvre désespérée de la coalition au pouvoir pour éviter que le pays ne bascule dans le camp « anti-occidental ». Une manœuvre qui s’est manifestement retournée contre elle.

M. Simion, 38 ans, fondateur en 2019 de l’Alliance pour l’unité des Roumains (AUR), et qui avait obtenu 13,9% en novembre dernier, s’affirme certes pour le maintien du pays dans l’OTAN et l’UE – une position moins « radicale » que celle de M. Georgescu – mais ne cesse de clamer son aversion face à Bruxelles, entend donner « la priorité à la Roumanie », et, surtout, s’est prononcé pour l’arrêt des livraisons d’armes à l’Ukraine.

Il obtient ses scores les plus spectaculaires dans les régions limitrophes de ce pays, signe que les populations frontalières, outre un fort ressentiment anti-ukrainien (et pour une part une certaine nostalgie de la période socialiste avant 1989), ont voulu exprimer leur volonté de retour à la paix, à tout le moins de retrait de la Roumanie de son engagement guerrier.

George Simion s’est résolument posé en partisan et disciple de Donald Trump. Mais ce positionnement n’a sans doute pas été le plus déterminant car il a été affiché par la plupart des candidats en lice, y compris chez les sociaux-démocrates – un choix impensable pour les politiciens de l’ouest de l’UE.

La volonté des citoyens d’en finir avec la « grande coalition » gouvernant à Bucarest a joué un rôle important

En revanche, la volonté des citoyens d’en finir avec la classe politique gouvernant à Bucarest semble avoir joué un rôle important, classe politique considérée comme corrompue et incapable de faire vivre des services publics dignes de ce nom. Ce rejet est d’autant plus patent que le pays est gouverné depuis 2021 par une « grande coalition » associant le Parti social-démocrate (PSD) et le Parti national libéral (PNL, droite).

Ces deux partis avaient déjà été lourdement sanctionnés lors des élections parlementaires du 1er décembre dernier, avec respectivement 22% (- 11,5 points) et 13,2% (-12 points), des résultats historiquement bas. Mais cet échec cuisant n’avait nullement dissuadé les dirigeants politiques en place de reconduire leur alliance et de maintenir le chef du PSD, Marcel Ciolacu, au poste de premier ministre…

Crin Antonescu, issu du PNL et candidat commun soutenu par ce parti, par le PSD, ainsi que par la formation des Hongrois de Roumanie, en a fait les frais le 4 mai : avec 20,07% des suffrages, il n’arrive que troisième et manque donc sa qualification pour le second tour, une cruelle humiliation pour la coalition sortante. M. Antonescu incarnait exactement la caste politique haïe (et est par ailleurs l’époux d’une ancienne commissaire européenne).

Un ancien premier ministre social-démocrate, Victor Ponta, jadis contraint à la démission dans des affaires de corruption, avait décidé de tenter sa chance en indépendant, misant sur un discours nationaliste et « populiste ». Avec 13% des voix, il arrive en quatrième position.

C’est donc le maire de Bucarest, Nicusor Dan, qui, avec 21% des voix, se qualifie de justesse pour affronter George Simion lors du second tour prévu le 18 mai. Ayant compris l’état d’esprit de la majorité des citoyens, il se déclare lui aussi « anti-système ». Il n’en a pas moins choisi désormais, comme principal thème de campagne, la volonté de « maintenir la Roumanie dans le camp occidental ».

S’il est moins plombé que M. Antonescu par le rejet de la caste politique qui gère le pays depuis un quart de siècle, il souffre de plusieurs handicaps. D’abord, il a été préféré, par son propre parti (Union sauvez la Roumanie, USR, « centriste libéral »), à Elena Lasconi, qui avait pourtant, avec 19,2% des suffrages, obtenu la deuxième place lors du scrutin annulé de novembre 2024. Cette dernière s’est finalement représentée, en mai, comme indépendante ; elle a obtenu 2,7%, et provoqué pas mal d’aigreur en interne.

Surtout, M. Dan manque manifestement de charisme et ne séduit guère au-delà des électeurs des grandes villes. Même s’il a prudemment évité les thèmes sociétaux qui plaisent aux « bobos » de la capitale, l’USR est considéré comme trop « libérale » par la « Roumanie profonde », qu’on dit très conservatrice et religieuse.

C’est dans cette Roumanie des petites villes et des campagnes que le PSD a son plus fort électorat traditionnel. Or le chef de ce parti et premier ministre sortant a fait savoir qu’il ne donnerait aucune consigne de vote, contrairement à toute attente. Une décision qui handicape la campagne de M. Dan, axée sur le « barrage à l’extrême droite », un « cordon sanitaire » qui avait servi de justification à la « grande coalition » de 2021…

Si M. Simion était élu, cela pourrait handicaper notablement la stratégie de l’UE de soutien militaire à Kiev

Dans ces conditions, on comprend que Bruxelles observe le second tour avec une immense inquiétude, pour deux raisons au moins.

La première tient à la place cruciale de la Roumanie dans le transit avec l’Ukraine : comme la Pologne, elle est un pays stratégique sur « la ligne de front », pour les exportations de Kiev, mais aussi et surtout pour les livraisons d’armes et d’équipements militaires occidentaux. Elle abrite un fort contingent de l’OTAN, incluant notamment des militaires français qui y ont une base. Le rôle de Paris dans le soutien à l’Ukraine mais aussi dans l’annulation du scrutin de novembre a du reste été dénoncé par M. Georgescu et par M. Simion.

Quoiqu’il en soit, si ce dernier était élu, cela pourrait handicaper notablement la stratégie de l’UE de soutien militaire à Kiev.

La deuxième source d’inquiétude des dirigeants européens concerne l’évolution de la politique intérieure roumaine. Si le chef de l’Etat a quelques prérogatives en matière de politique extérieure (il représente en outre son pays au Conseil européen), l’essentiel du pouvoir est entre les mains du gouvernement. Mais celui-ci ne sort pas indemne de la tornade du 4 mai.

Sans attendre le second tour, le premier ministre social-démocrate sortant, Marcel Ciolacu, a présenté sa démission, reconnaissant – tardivement : « le vote des Roumains montre que la coalition gouvernementale n’a aucune légitimité ». Ce qui acte probablement la fin de la « grande coalition ». Certains observateurs évoquent même un retournement possible du PSD qui pourrait constituer une alliance parlementaire avec les amis de M. Simion.

De son côté, ce dernier a promis, s’il était élu, de « mettre à la tête du pays » M. Georgescu, ce qui serait un incroyable pied-de-nez à ceux qui avaient annulé le précédent scrutin. Le nommerait-il chef du gouvernement ? En organisant un référendum ? Ou de nouvelles législatives ? Les rapports entre les deux hommes n’ont pas toujours été simples, mais ils se sont volontiers affichés ensemble pendant la campagne et jusqu’au jour du vote.

Il est trop tôt pour évaluer les différents scénarios dès lors que le second tour, qui se présente favorablement pour George Simion, n’a pas encore eu lieu. Mais même s’il n’y a pas de certitude, le risque est grand, pour Bruxelles, d’un pays supplémentaire qui bascule dans le camp des « contestataires », camp qui comprend déjà la Hongrie de la « bête noire » Viktor Orban, la Slovaquie de Robert Fico qui était le 9 mai à Moscou, et peut-être demain la République tchèque, qui vote à l’automne.

Pour ne rien dire de l’Italie de Giorgia Meloni, dont les sympathies pour Donald Trump sont publiques, et dont le parti appartient au même groupe européen que l’AUR de M. Simion…

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