En l’espace de moins de deux semaines, la Roumanie vient de connaître trois séismes politiques majeurs. Le dernier en date est particulièrement inquiétant pour l’état de la démocratie dans ce pays, membre de l’UE depuis 2007.
Le 24 novembre, les 18 millions d’électeurs étaient appelés à élire leur nouveau président. Le chef de l’Etat sortant, Klaus Iohannis (droite), ne se représentait pas. Lors de ce premier tour, les citoyens ont déjoué spectaculairement tous les pronostics et sondages. Moyennant une participation de 52,3% (+1,4 point par rapport à 2019), c’est un parfait inconnu, Calin Georgescu (photo), qui est arrivé en tête avec 22,9% des suffrages.
Classé à l’extrême droite (étiquette qu’il conteste) ou populiste, cet ingénieur de 63 ans, sans expérience politique, a fait presque exclusivement campagne via les réseaux sociaux, notamment TikTok. Avec en particulier deux thèmes : le pouvoir d’achat, mais surtout l’opposition à l’aide militaire fournie par l’UE à Kiev, et la dénonciation des risques d’extension de la guerre qui en découlent.
Il a plaidé pour l’obtention de la paix entre l’Ukraine et la Russie par des voies diplomatiques, ce qui lui a immédiatement valu d’être stigmatisé comme « pro-russe » et accusé de vouloir faire sortir le pays de l’UE et de l’OTAN. De manière très significative, M. Georgescu a obtenu ses meilleurs résultats dans les municipalités frontalières de l’Ukraine, preuve que les électeurs ont été particulièrement sensibles au risque de voir le pays entraîné dans un conflit militaire.
Son succès s’explique aussi par le rejet massif qu’ont subi les deux candidats favoris issus des deux formations politiques qui ont dominé le pays depuis trois décennies, soit en alternance, soit en coalition comme c’est le cas depuis 2021.
Marcel Ciolacu, premier ministre sortant et leader du Parti social-démocrate (PSD) n’a rassemblé que 19,1% des votants. Et pour Nicolae Ciuca, chef du Parti national libéral (PNL, droite), qui dirigea le gouvernement jusqu’en 2023, la gifle est encore plus rude puisqu’il n’a recueilli que 8,8% des voix.
Ces deux partis jusqu’à présent dominants ont été balayés par une forme de dégagisme dont a aussi (un peu) profité Elena Lasconi, cheffe de file du petit parti du centre libéral et pro-UE Union sauvez la Roumanie (USR). Avec 19,2% des suffrages, elle devance d’un cheveu (3 000 voix) M. Ciolacu, obtenant ainsi sa qualification pour le second tour. Lors de sa campagne, elle n’avait pas hésité à dénoncer « trente-cinq ans de mauvaise politique », ce qui ne l’a pas empêchée d’en appeler, une fois les résultats connus, à un « gouvernement d’unité nationale » pro-européen pour faire barrage à M. Georgescu.
D’autant que ce dernier n’a pas été le seul à plaider contre l’engagement militaire de la Roumanie en faveur de Kiev. George Simion, dirigeant du parti Alliance pour l’unité des Roumains (AUR, souvent classé également à l’extrême droite), a rassemblé 13,9% des suffrages.
Il s’est immédiatement félicité de son résultat et de celui de M. Georgescu : « ensemble, nos scores représentent près de 40 % des voix. C’est un vote pour le souverainisme ». Le candidat arrivé en tête est allé dans le même sens : « l’insécurité économique s’est transformée en insécurité politique. Ma victoire traduit le réveil d’un peuple fatigué d’être humilié ». La corruption et le clientélisme qui ont prospéré sous le règne PSD-PNL ont également contribué au succès des candidats « anti-système ».
La Roumanie se retrouve avec une Assemblée nationale fragmentée où le camp pro-UE est en perte de vitesse et divisé
Ce succès a été confirmé – c’est le second séisme – lors des élections législatives du 1er décembre, qui avaient été programmées entre les deux tours de la présidentielle, et auxquelles 52,5% des électeurs ont pris part. (+ 21 points par rapport au scrutin de 2020 !). Le PSD, avec 22% des voix, reste en tête mais chute de près de 7 points. Avec 13,2%, c’est le PNL qui dégringole de la manière la plus spectaculaire en perdant 12 points.
A l’inverse, l’AUR, qui incarnait déjà le camp souverainiste il y a quatre ans, bondit de 9,1% à 18% et devient la deuxième force du pays. Avec respectivement 7,4% et 6,5%, deux partis qui n’existaient pas en 2020 réussissent leur entrée au Parlement. SOS Roumanie et le Parti de la jeunesse, catalogués comme « pro-russe », viennent renforcer les partisans de l’arrêt des aides militaires et de l’opposition à l’Union européenne, ce qui porte le cumul des voix de ce camp à 32%, près du tiers de l’électorat. La dirigeante de SOS Roumanie avait du reste été interdite d’élection présidentielle au prétexte d’avoir tenu des propos « antisémites » et des discours de propagande en faveur du Kremlin, selon la Cour constitutionnelle.
Pour sa part, Elena Lasconi, qui espérait profiter de sa deuxième place acquise au premier tour de la présidentielle, a dû déchanter : avec 12,4% des voix, son parti libéral pro-UE, l’USR, recule de 3 points.
La Roumanie se retrouve donc avec une Assemblée nationale fragmentée où le camp pro-UE est en perte de vitesse et divisé, tandis que leurs adversaires ont le vent en poupe. Les sociaux-démocrates ont exclu de s’allier avec l’AUR de M. Simion ; et le PNL, qui avait rompu son alliance avec le PSD deux mois avant les élections, avait rejeté à l’avance toute nouvelle participation à une grande coalition. L’actuelle configuration parlementaire devrait donc rendre très complexe la formation d’une majorité stable.
L’électrochoc constitué par le résultat de la présidentielle va cependant inciter les forces pro-européennes à resserrer les rangs. D’autant que le pays, notamment du fait de sa position géographique, est une véritable plaque tournante par où transitent armes, munitions et équipements à destination de l’Ukraine. Et il abrite plusieurs bases de l’OTAN sur son sol, dont l’une est sous commandement français (et compte un millier de soldats tricolores).
Que la Roumanie « tombe entre les mains des forces pro-russe », ou au minimum rejoigne une orientation analogue à celle du premier ministre hongrois, Viktor Orban, voilà ce que les pro-Occidentaux veulent éviter à tout prix. Le président sortant a ainsi lancé un appel solennel, martelant que le pays était face à « un choix existentiel » : ou bien rester « un pays de liberté » et « une nation européenne moderne », ou bien « sombrer dans un isolement néfaste et renouer avec un passé sombre ».
« Un candidat prorusse ne peut jeter à la poubelle les efforts énormes réalisés pour l’intégration euro-atlantique de la Roumanie »
Un ministre du PNL
Un discours qui avait peu de chances de convaincre les électeurs. La Cour constitutionnelle a donc déclenché le troisième séisme… en annulant purement et simplement le premier tour de l’élection présidentielle, et en ordonnant que celle-ci soit reprise à zéro en début d’année prochaine.
La décision, annoncée moins de deux jours avant le second tour programmé pour le 8 décembre, a mis en avant des soupçons d’influence russe qui auraient faussé le scrutin, sur la base d’un rapport des services secrets opportunément déclassifié par le président sortant. Le réseau social TikTok, en particulier, n’aurait pas décelé des algorithmes, potentiellement propulsés par le Kremlin, qui auraient favorisé Calin Georgescu.
Ce dernier a immédiatement dénoncé « un coup d’Etat organisé », et martelé : « le peuple roumain est souverain et personne ne pourra m’arrêter (…) je suis en train d’écrire une page d’histoire que l’actuel système ne pourra effacer ». Même certains représentants du camp pro-occidental ont pris leurs distances quant à cette décision sans précédent. Il est vrai que, le moment venu, M. Georgescu, déjà largement en tête dans les sondages (cependant sujets à caution), pourrait être renforcé par son image de victime de l’arbitraire.
Est-ce la raison pour laquelle Elena Lasconi, qui allait l’affronter au second tour, a également protesté, en estimant qu’« aujourd’hui, l’Etat roumain a mis la démocratie à genoux » ? Il s’est pourtant trouvé un parti politique pour défendre la Cour, dont l’indépendance est de plus en plus mise en doute par les citoyens. Un des dirigeants du PNL, Sebastian Burduja, a ainsi déclaré : « un candidat prorusse ne peut jeter à la poubelle les efforts énormes réalisés pour l’intégration euro-atlantique de la Roumanie ». Voilà qui a au moins le mérite de la franchise et de la clarté.
De son côté, Bruxelles, généralement prompt à donner des leçons de démocratie, a brillé par sa discrétion. On imagine pourtant le concert d’indignation si, en Géorgie par exemple, le camp pro-UE avait largement remporté les élections mais qu’une Cour proche du pouvoir ait ordonné l’annulation de celles-ci au prétexte que l’Occident aurait tenté d’influer sur le résultat…
Quoiqu’il en soit, avec un électorat largement rebelle dans un Etat membre stratégique, un Parlement fragmenté, et une future élection présidentielle où le candidat redouté semble avoir accru ses chances, Bruxelles a du souci à se faire.