C’est un exemple chimiquement pur des merveilles que peut accomplir la Commission européenne. Sous la pression de cette dernière, le ministre français des transports a annoncé le démantèlement de la filiale de la SNCF assurant le transport ferroviaire de marchandises.
Selon le plan présenté le 23 mai par Clément Beaune, cette filiale, Fret SNCF, serait remplacée par une entreprise fortement réduite et sortie du cadre du groupe public. La nouvelle entité serait contrainte de céder une partie des marchés et des moyens de Fret SNCF aux concurrents privés.
L’histoire est très simple – et malheureusement classique. Elle débute quand Bruxelles lance une enquête sur Fret SNCF. Et « découvre » que cette filiale a bénéficié, sur la période 2007-2019 d’une annulation de sa dette pour un montant de 5,3 milliards d’euros. Cet allègement était lié à la dernière réforme du secteur ferroviaire français : en 2018-2020, le groupe SNCF avait en effet été restructuré (conséquence de la libéralisation totale imposée par l’Union européenne).
La dette de l’entité fret avait alors été reprise par la SNCF, c’est-à-dire la maison mère. Or le capital de cette dernière est détenu par l’Etat français. Il n’en fallait pas plus pour que les limiers bruxellois soupçonnent une « aide d’Etat » susceptible de distordre la sacro-sainte concurrence, et donc contraire au droit européen.
Le ministre n’a pas attendu la fin de l’enquête : il a en quelque sorte interrompu celle-ci en plaidant coupable. Et en proposant lui-même la peine sous forme de la liquidation de la filiale « fautive », puis la création d’une entité substantiellement différente, pour bien montrer à Bruxelles qu’on est prêt à expier la faute.
Concrètement, la société succédant à Fret SNCF se verrait amputée de l’activité « trains dédiés », c’est-à-dire les trains affrétés en entier par un gros client (par exemple intégrant des conteneurs maritimes). Cette activité serait dès lors exclusivement réservée à la concurrence privée pour dix ans. Elle représente aujourd’hui 20% du chiffre d’affaires, et même 30% du trafic ; elle occupe 1 000 des 5 000 cheminots de Fret SNCF.
Ce n’est pas tout. Les syndicats affirment que les concurrents privés recevraient gratuitement 62 locomotives de Fret SNCF pour assurer cette partie du transport – la plus rentable – et qu’ils bénéficieraient de la mise à disposition pendant 36 mois des conducteurs assurant ce trafic. Enfin, les sociétés concurrentes hériteraient de 40% des actifs immobiliers de Fret SNCF et d’une de ses plateformes logistiques.
Pour sa part, la nouvelle filiale SNCF continuerait à réaliser le transport par convois agrégeant des wagons unitaires – 80% de l’activité, mais la partie la moins rentable. Cerise sur le gâteau, le capital de cette filiale serait ouvert en 2026 à des actionnaires minoritaires, « si possible publics », a tenté de consoler le ministre. Clément Beaune a en outre assuré que, même si la future entité n’emploierait que 4 000 salariés, il n’y aurait « pas de licenciement ».
Le projet est d’autant plus insupportable pour les cheminots que ceux-ci s’étaient vu imposer des sacrifices au nom du retour à la « rentabilité ». De fait, Fret SNCF avait renoué avec des bénéfices depuis deux ans, alors que les résultats avaient longtemps été déficitaires. Il est vrai que l’ouverture du rail à la concurrence, lancée en commençant par le fret dans les années 2000 sous l’impulsion de Bruxelles, avait abouti à la chute du volume des marchandises transportées par rail au profit du transport routier. Seul, le plan de relance post-Covid avait réussi à inverser la tendance, grâce à des subventions publiques.
Plusieurs commentateurs ont du reste souligné ce paradoxe : cette nouvelle attaque contre le fret ferroviaire public arrive au moment où, tant à Bruxelles qu’à Paris, on chante sur tous les tons l’importance environnementale du rail par rapport à la route. Pour se dédouaner, le ministre des transports a promis des aides financières à l’ensemble du secteur (donc en particulier aux sociétés privées) dans les prochaines années. En attendant, c’est le principe même du service public qui est battu en brèche.
Bruxelles a aussi lancé en janvier 2022 une enquête sur DB Cargo, la filiale publique qui assure la moitié du transport de fret en Allemagne
Le cas de figure n’a rien d’exceptionnel. Les autorités italiennes avaient déjà tenté en 2021 de faire survivre la compagnie Alitalia en amadouant Bruxelles par le sacrifice de la moitié de ses avions, et par la création d’une société rapetissée et rebaptisée ITA Airways…
L’Allemagne n’est pas non plus à l’abri des foudres de Bruxelles qui a lancé en janvier 2022 une enquête sur DB Cargo. Cette société, qui assure la moitié du transport de fret de la République fédérale, est soupçonnée d’avantage nuisibles à la concurrence, au motif que sa maison mère, DB AG, renfloue ses pertes sous forme d’un accord de transfert de bénéfices.
Impardonnable, ont accusé des concurrents privés, à qui la Commission pourrait bien donner raison : DB AG ayant un capital exclusivement public, ce transfert tombe lui aussi sous le coup du droit européen que la Commission est chargée de faire respecter. La direction de la maison mère se justifie, non sans raison, en faisant valoir que le fret, plus particulièrement l’activité wagons isolés qui suppose une infrastructure coûteuse, est d’intérêt public. Mais que pèse ce concept face au droit – et à l’idéologie – européens ?
Quoi qu’il en soit, le Président du groupe SNCF a évoqué « une déflagration pour les cheminots », conscient des conséquences du plan annoncé par son ministre de tutelle. Pour sa part, M. Beaune s’est justifié en faisant valoir qu’il avait le choix entre deux solutions : laisser se poursuivre la procédure bruxelloise, et risquer – à l’instar des déconvenues qu’a subies aussi l’entreprise ferroviaire roumaine – l’obligation pour Fret SNCF de rembourser les 5,7 milliards d’euros, ce qui aurait signifié ipso facto sa liquidation ; ou proposer à Bruxelles un compromis faisant la part belle à la concurrence.
Une troisième hypothèse n’est évidemment pas venue à l’esprit du jeune loup politique très proche d’Emmanuel Macron et qui fut précédemment son ministre des affaires européennes : désobéir à Bruxelles.
Car dans ce cas, tant redouté par les dirigeants politiques (mais aussi par les responsables syndicaux, qui se sont bien gardés de l’évoquer), le Fret-xit aurait pu être le premier pas vers le Frexit…