La scène se déroule le 10 février, en Caroline du Sud (Etats-Unis). Donald Trump est en campagne électorale pour les primaires républicaines, qu’il est désormais sûr de remporter ; et surtout pour le scrutin de novembre prochain, qui pourrait – peut-être – le faire revenir à la Maison-Blanche.
L’ancien président évoque, devant ses partisans chauffés à blanc, un de ses sujets favoris : il faut, martèle-t-il, que les Européens financent davantage à l’effort militaire transatlantique. Il raconte à cet effet une conversation – à l’évidence inventée – qu’il aurait eue avec un dirigeant du Vieux Continent. A celui-ci, qui l’interrogeait sur la protection de son pays qu’assurerait l’Oncle Sam en cas d’offensive russe, il aurait répondu : « si vous n’avez pas payé, non, je ne vous protégerais pas. En fait, je les encouragerais (les Russes) à faire ce qu’ils veulent. Vous devez payer vos factures ».
En quelques heures, la phrase fait le tour du monde et provoque un véritable séisme au sein des chancelleries occidentales. L’ancien président américain faisait déjà figure d’épouvantail dans les milieux pro-atlantistes. Désormais, les pires cauchemars de ceux-ci sont en train de prendre corps. Ils n’ont pas manqué de hanter les deux réunions majeures qui se tenaient dans les jours suivants : celle des ministres de l’OTAN, puis la Conférence pour la sécurité de Munich, fréquentée chaque année par le gotha politico-militaro-diplomatique des dirigeants occidentaux.
Pour la première fois depuis la fin de la seconde guerre mondiale, un potentiel chef du « monde libre » a menacé de laisser tomber ses alliés, voire de les « livrer aux griffes des Russes »… Bien sûr, chacun connaît le côté provocateur du personnage. D’autant que les « factures » que les Etats européens sont accusés de ne pas régler n’existent pas : Donald Trump fait en réalité allusion à un engagement (politique, non juridique) pris par les membres de l’OTAN en 2014, de porter leurs efforts militaires nationaux à au moins 2% de leur Produit intérieur brut (PIB).
Et surtout, le scénario évoqué est purement imaginaire. Mais le simple fait qu’il soit évoqué détruit la crédibilité de l’Alliance atlantique, crédibilité fondée sur l’automaticité de l’engagement militaire réciproque en cas d’agression. Si un doute apparaît, c’est cette crédibilité qui est mise à mal.
L’idée d’une « Union européenne de la défense » devient la marotte de la présente période. En clair, une structuration du complexe militaro-industriel à l’échelle de l’UE
Dans ces conditions, le secrétaire général de l’OTAN fut l’un des premiers à réagir : « toute suggestion selon laquelle les Alliés ne se défendront pas les uns les autres sape notre sécurité à tous, y compris celle des États-Unis », a martelé Jens Stoltenberg. Il a ajouté, comme pour s’en convaincre : « je suis convaincu que les États-Unis resteront un allié fort et engagé au sein de l’OTAN, quel que soit le gagnant de l’élection présidentielle ».
Josep Borrell, le chef de la diplomatie de l’UE n’a pas voulu être en reste : « une alliance militaire ne peut fonctionner au gré de l’humeur du président des Etats-Unis ». Pour sa part, le ministre polonais de la Défense – Varsovie est connu pour son attachement ultra-atlantiste – a tempêté : « la devise de l’OTAN “un pour tous, tous pour un” est un engagement concret. Saper la crédibilité des pays alliés revient à affaiblir l’ensemble de l’OTAN ».
Le président du Conseil européen a pour sa part affirmé que les déclarations de Donald Trump « ne servent que les intérêts de Poutine ». Mais comme d’autres dirigeants européens, Charles Michel a saisi l’occasion pour tenter de faire progresser « l’Europe de la Défense ». Proche de l’état d’esprit d’Emmanuel Macron, le Libéral belge a affirmé que tout cela « souligne à nouveau la nécessité pour l’UE de développer de toute urgence son autonomie stratégique et d’investir dans sa défense ». Sans employer les mêmes termes, Annalena Baerbock, qui dirige les Affaires étrangères allemandes, a abondé dans le même sens.
Un argument également défendu par le Commissaire européen Thierry Breton. Le Français, chargé à Bruxelles du marché intérieur mais aussi de l’armement, a estimé qu’on « ne peut pas jouer à pile ou face notre sécurité tous les quatre ans en fonction de l’élection américaine ». Conclusion : l’UE doit « augmenter ses dépenses en matière de défense et de capacités militaires ». Si Bruxelles considère (à regrets) que la perspective d’une armée européenne est hors d’atteinte (de même qu’une arme nucléaire de l’UE, comme l’a évoquée stupidement la tête de liste du SPD aux européennes, déclenchant un tollé, même parmi ses camarades), en revanche, l’idée d’une « Union européenne de la défense » devient la marotte de la présente période. En clair, une structuration du complexe militaro-industriel à l’échelle de l’UE.
Comment, dans ces conditions, analyser les menaces formulées par Donald Trump ?
M. Breton est cependant l’un des seuls à avoir rappelé qu’« on a déjà entendu ça » de la part de M. Trump, particulièrement lors de sa présidence, et qu’il n’y avait dès lors « rien de nouveau sous le soleil ».
En réalité, l’exigence américaine visant à faire payer plus les Européens est bien antérieure. Elle avait déjà été exprimée, certes plus poliment, notamment par Barack Obama, et reste l’un des refrains des sommets de l’Alliance. D’ailleurs, M. Stoltenberg vient de rappeler que l’engagement des 2% du PIB est désormais tenu par dix-huit des trente et un Etats membres. Berlin a longtemps été réticent quant à cet objectif ; le gouvernement Scholz a désormais levé toute réserve. Quant à la France d’Emmanuel Macron, elle prévoit d’augmenter son effort militaire pluriannuel de 40% pour la période 2024-2030 par rapport à la précédente.
Comment, dans ces conditions, analyser les menaces formulées par Donald Trump ? L’interprétation doit être double.
Il y a d’une part une certaine constance à Washington dans ses relations avec ses vassaux européens. Non pas tant dans le rééquilibrage du « fardeau financier » proprement dit, mais plutôt dans la rivalité industrielle et commerciale qui se joue en arrière-fond entre marchands de canons des deux côtés de l’Atlantique. Sous couvert d’exiger le « paiement des factures », Donald Trump escompte surtout que les pays européens augmentent leurs commandes auprès des grands groupes américains de l’armement. Un état d’esprit qui restera pressant quoiqu’il arrive.
A l’inverse, les firmes européennes espèrent bien prendre leur part dans des marchés militaires d’autant plus considérables et rentables que les tensions géopolitiques s’accroissent dans le monde. C’est dans ce contexte qu’il faut comprendre les appels du président français et de quelques autres dirigeants européens en faveur d’une « souveraineté européenne ».
Il y a d’autre part une dimension liée à la campagne électorale que Donald Trump espère gagner. Il devine suffisamment le sentiment des électeurs pour avoir compris qu’une large partie d’entre eux donne la priorité aux questions intérieures, sociales notamment, plutôt que de souhaiter voir des dizaines de milliards de dollars engloutis dans des guerres ingagnables, en Ukraine particulièrement. C’est ce que les médias dominants qualifient, avec un mépris courroucé, de « tentation isolationniste » des citoyens américains.
En deux ans, l’Occident a déjà consacré environ 100 milliards d’euros au soutien militaire à Kiev. Dès lors, de leur côté, les dirigeants de l’UE seraient bien inspirés de s’intéresser à ce que pensent « leurs (propres) citoyens » de la poursuite de cette saignée monumentale, a fortiori à un moment où l’austérité budgétaire renforcée fait son grand retour.
En attendant, même hautement hypothétique, le spectre d’un prochain président américain adressant un bras d’honneur à l’OTAN terrorise Bruxelles. Ne boudons pas notre plaisir.