L’Europe restera la pierre angulaire de la politique de Berlin quel que soit le futur gouvernement, a martelé en substance le président allemand en ouvrant, le 14 février, la Conférence de Munich pour la sécurité – un événement annuel qui réunit le gratin des dirigeants politiques, diplomatiques et militaires, essentiellement occidentaux.
En réalité, l’affirmation de Franck-Walter Steinmeier trahit un début de panique : jamais l’UE n’avait été confrontée à des crises aussi graves, qui pourraient bien menacer son existence même. Ce qui s’est dit pendant deux jours au Bayerischer Hof, où se tenait la conférence, a confirmé les pires cauchemars des élites européennes. En particulier le fossé croissant qui éloigne les deux rives de l’Atlantique. « Fracture profonde », « rupture historique », tels étaient les termes qui sont revenus le plus fréquemment dans les commentaires de presse.
Le discours du vice-président américain a sidéré et affolé l’assistance. Là où celle-ci attendait d’être (un peu) rassurée sur la poursuite de l’engagement de Washington en Ukraine, James David Vance a quasiment évacué le sujet de son propos, qu’il a presque exclusivement consacré à attaquer les gouvernements européens.
Pour lui, le plus grand danger pour l’Europe ne vient ni de Russie, ni de Chine. Il réside plutôt dans « le renoncement de l’Europe à certaines de ses valeurs les plus fondamentales », en particulier la liberté d’expression qui serait restreinte sur les réseaux sociaux et déniée aux partis radicaux. Il s’est même payé le luxe de dénoncer l’annulation de l’élection présidentielle de décembre 2024 en Roumanie, les autorités de ce pays craignant que le candidat « pro-russe » ne l’emporte au second tour. « Il ne faut pas avoir peur de son propre peuple, même quand il exprime une opinion qui n’est pas celle de ses dirigeants », a-t-il précisé devant une assemblée consternée.
En ce jour de la Saint-Valentin, c’était un quelque sorte le bouquet parachevant le divorce entre la Maison-Blanche et ses partenaires du Vieux Continent après un déluge de « cadeaux » qui ont marqué la semaine précédente : mise en place de droits de douane visant notamment les Européens ; confirmation du refus d’envoyer des troupes US pour surveiller un éventuel cessez-le-feu en Ukraine, et du veto posé à l’adhésion de ce pays à l’OTAN ; et long échange téléphonique entre le président américain et son homologue russe, au cours duquel les deux hommes ont annoncé le lancement de négociations portant notamment sur les conditions de la fin de la guerre, et sans doute plus globalement sur l’équilibre des forces.
Donald Trump a, seulement ensuite, « informé » Volodymyr Zelenski de cet échange, et bien pris soin de tenir les Européens à l’écart. Il ne s’agit pas d’un simple affront diplomatique, mais bien d’un virage stratégique majeur. Le ministre de la défense allemand, la présidente de la Commission européenne et toute une ribambelle de responsables à leur suite n’ont cessé de proclamer « rien concernant l’Ukraine sans l’Ukraine, rien concernant l’Europe sans l’Europe ». Mais ils s’égosillent dans le vide, au moins pour l’instant car nul ne peut prévoir avec certitude les développements à venir.
Ces circonstances sont censées renforcer l’unité des Vingt-sept, mais c’est le contraire qui se dessine
Quels que soient ces derniers, les dégâts sont déjà considérables, non seulement dans les relations transatlantiques, mais aussi au sein même des Vingt-sept. Certains ont beau dire que ces circonstances dramatiques devraient être l’occasion de renforcer l’unité des Vingt-sept, c’est bel et bien le contraire qui se dessine.
Car Viktor Orban, le premier ministre hongrois, n’a jamais caché sa sympathie pour l’attitude de Donald Trump vis-à-vis de Kiev. Il a été rapidement rejoint par son homologue slovaque, Robert Fico. Quant à l’Italie, le penchant de Giorgia Meloni pour les initiatives du locataire de la Maison-Blanche n’est un secret pour personne.
A l’inverse, à Paris comme à Berlin, on n’a pas de mots assez durs pour attaquer l’attitude de Washington, considérée comme une véritable trahison – et une humiliation pour l’UE. Quant aux ultras atlantistes, comme les Polonais ou les Baltes, ils sont tiraillés entre leur fidélité aveugle à l’Oncle Sam et leur terreur d’un rapprochement de ce dernier avec le Kremlin.
Cette cacophonie explique pourquoi c’est un « mini-sommet » (photo) réunissant seulement sept Etats membres, plus le Royaume-Uni, ainsi que la présidente de la Commission, le président du Conseil européen et le secrétaire général de l’OTAN, qui s’est réuni en urgence le 17 février, sur l’invitation d’Emmanuel Macron – et non une réunion de l’UE proprement dite.
Mais cette initiative de l’Elysée a encore aggravé les querelles. Plusieurs pays non invités l’ont très mal pris, notamment la République tchèque et la Roumanie. Une session de rattrapage le surlendemain n’a rien arrangé. Les présents ont étalé leurs divisions, notamment sur la question de l’envoi de troupes en Ukraine dans l’hypothèse d’un accord de paix.
Le Royaume-Uni s’y est dit prêt, sous condition. Les Pays-Bas n’ont pas non plus rejeté cette proposition soutenue par la France. Mais, pour des raisons diverses, l’Espagne, l’Italie, le Danemark et même la Pologne se sont opposés à cette perspective. Quant au chancelier allemand, il a sèchement balayé cette idée « inappropriée ». Bref, l’exact contraire de la démonstration d’unité espérée.
Ce séisme intervient dans un contexte où les divisions entre Etats membres se multiplient
Cette fracture est d’autant plus grave que les relations transatlantiques constituent une dimension littéralement existentielle de l’intégration européenne. Dans les années 1950, c’est avec l’étroit parrainage américain qu’avait été conçue puis lancée la CEE. Et le lien ne s’était jusqu’à présent jamais démenti.
Ce séisme intervient en outre dans un contexte où les divisions entre les Vingt-sept se multiplient depuis ces dernières années. Cela vaut pour le dossier de la politique migratoire et d’asile. Certes, un « Pacte » avait fini par voir le jour l’année dernière à Bruxelles, censé être un point d’équilibre entre pays de première arrivée des migrants (essentiellement les pays du sud), et ceux qui tentent de limiter l’accueil sur leur propre sol.
Mais ledit Pacte n’est pas encore entré en vigueur que certaines capitales ont déjà annoncé qu’elles ne l’appliqueraient pas. C’est le cas du premier ministre polonais, alors même que ce dernier, Donald Tusk, ancien président du Conseil européen, est considéré comme un très fidèle de l’UE. De son côté, le champion des chrétiens-démocrates allemands, Friedrich Merz, favori pour devenir chancelier après les élections du 23 février, a annoncé dans ce domaine des mesures contraires au droit européen.
Autre sujet de dispute : l’élargissement. Officiellement, tous les dirigeants européens ont promis au président ukrainien que son pays serait bien admis (ainsi que la Moldavie) au sein de l’Union européenne. Mais dès lors que les négociations entreront dans le vif du sujet, les oppositions à cette perspective apparaitront au grand jour pour de nombreuses raisons, à commencer par la dimension financière. Il existe un tel différentiel de richesses entre l’Ukraine et même les pays les plus pauvres de l’UE que ces derniers verraient disparaître les aides communautaires qui seraient aspirées par Kiev. Impensable et inacceptable pour ces capitales, comme vient déjà de l’affirmer le candidat du PiS à l’élection présidentielle polonaise de mai.
Enfin – et indépendamment de l’élargissement – la question du budget communautaire va se révéler explosive. C’est certes un classique des négociations qui précèdent l’adoption du « cadre financier pluriannuel ». Les affrontements sont récurrents entre pays qualifiés de « radins » et partisans de l’augmentation des dépenses.
Mais cette fois, la foire d’empoigne risque d’être plus brutale encore. La Commission vient en effet de lancer les travaux préparatoires au budget 2028-2034, et a annoncé sa volonté de restructurer ce cadre en profondeur. Seront ainsi sur la sellette les deux plus gros morceaux : la politique agricole commune et la politique régionale (censée compenser les inégalités de développement). Les centaines de milliards en jeu constituent de la véritable dynamite.
Chacun de ces dossiers sont en eux-mêmes explosifs, et le sont plus encore pris ensemble. Au point que l’ancien commissaire européen Pascal Lamy, qui fut aussi directeur de l’OMC, s’est récemment angoissé : « je ne suis pas sûr que l’UE résiste à l’épreuve Trump, pas plus qu’à l’épreuve Ukraine. Les dés roulent ». De la part d’un des plus fervents acteurs de l’intégration européenne, cet aveu n’a vraiment rien d’anodin.