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La guerre commerciale en cours confirme qu’il ne peut exister d’« intérêts européens » globaux

Von der Leyen et Trump

Tout récemment – le 21 août – a été rendue publique la version écrite et officielle de l’accord commercial global négocié le 31 juillet (photo) entre le président américain et la présidente de la Commission européenne. « Accord » est un terme impropre : même les supporters habituels de l’UE ont déploré que le texte soit en réalité un véritable diktat imposé par Washington, sans aucune contrepartie symétrique.

Son contenu ? La plupart des marchandises exportées par les Etats membres vers les Etats-Unis seront frappées par un droit de douane de 15%. On peut rappeler qu’au début de l’été encore, Bruxelles se faisait fort d’obtenir une taxation faible, inférieure en tout cas au niveau de 10% qu’avait négocié le Royaume-Uni. Forts de leurs « 450 millions de consommateurs », les Vingt-sept répétaient « ensemble, on est plus forts », et se promettaient bien de prouver que le Brexit était un mauvais choix et un handicap…

Parmi les très nombreux secteurs concernés, la presse française s’est fait l’écho du désarroi des producteurs de vins et spiritueux. Ces derniers espéraient que la Commission obtiendrait une clémente exception de la part de l’Oncle Sam ; il n’en fut évidemment rien. En revanche, l’information ne retint pas particulièrement l’attention en Allemagne. Et pour cause : c’est surtout le Bordeaux, le Champagne et le Cognac qui vont subir les conséquences.

Cet exemple, certes ponctuel, n’est nullement anecdotique. Il illustre parfaitement le fait qu’au sein des Vingt-sept, les intérêts sont complètement différents, et même parfois contradictoires. C’est ce que montre, à plus grande échelle, les divergences sur l’accord de libre échange entre l’UE et le Mercosur (cinq pays d’Amérique du Sud). Certaines capitales, dont Berlin, en ont été des militants fervents. D’autres, comme Paris, en redoutent désormais les effets. Pour simplifier : les voitures allemandes pourront se tailler des parts de marché au Brésil ou en Argentine, en échange de quoi ces derniers pays viendront concurrencer durement les agriculteurs français (viande, céréales…).

Deux raisons sont mises en avant pour expliquer la capitulation commerciale d’Ursula von der Leyen et de son équipe face à Donald Trump. La première est défendue par la Commission européenne elle-même : selon celle-ci, un accord à 15% limite les dégâts par rapport à une situation où, sans compromis, la Maison Blanche aurait imposé unilatéralement des taxes à 30%. Une seconde raison est évoquée à mi-voix parmi les pays les plus atlantistes : ce n’était vraiment pas le moment de fâcher « papa » Trump (selon les termes du secrétaire général de l’OTAN, l’ancien premier ministre néerlandais Mark Rutte) alors même que Bruxelles redoute plus que jamais de le voir lâcher l’Ukraine.

Bruxelles a échoué à défendre les « intérêts européens »… tout simplement parce qu’il n’existe pas d’intérêts européens

Pourtant, l’essentiel est ailleurs : les négociateurs bruxellois – la Commission a le monopole des négociations commerciales, dont les Etats membres sont exclus – ont échoué à défendre les « intérêts européens » tout simplement… parce qu’il n’existe pas d’intérêts européens. Il y a des intérêts allemands, des intérêts français, des intérêts italiens, des intérêts polonais. Mais le concept d’« intérêts européens » est vide de sens.

Cela vaut sur le plan commercial, comme précédemment évoqué. Cela vaut sur le plan économique : par exemple, quoi de commun entre l’Irlande, qui a construit son modèle sur ses cadeaux fiscaux aux multinationales du secteur technologique (Google, Amazon, Microsoft, Apple…), et la Slovaquie, qui vit de la sous-traitance de l’industrie automobile ?

Cela vaut également pour la politique étrangère de même que pour la défense. Seul Etat membre doté de la dissuasion nucléaire, la France a nécessairement une approche différente de celles de ses voisins. Et quoi de commun entre les choix polonais – déterminés par une russophobie maladive, qui fait grimper comme jamais ses dépenses militaires – et la Slovénie, qui ne fantasme pas sur une agression imminente et dont l’armée est pour le moins anecdotique ?

On pourrait en dire de même des politiques énergétiques (le « mix énergétique » structurel diffère complètement d’un pays à l’autre), ou migratoires (culture historique et démographie varient considérablement), et de bien d’autres domaines. Confrontés à ces intérêts divergents voire contradictoires, les idéologues européistes croient pouvoir faire valoir un ultime argument : la « famille européenne » serait unie par ses « valeurs ». Sous-entendu : les autres sont moins civilisés que nous. On ne polémiquera pas ici sur cette arrogance…

Plutôt qu’à la constitution de grands blocs, l’avenir devrait être à la multiplication de coopérations flexibles et tous azimuts

L’impossibilité de définir des « intérêts européens » est un point fondamental. Il mérite d’être débattu comme le montre par exemple une analyse récente du géopolitologue russe de renom, Fiodor Loukianov. Ce dernier moque – à juste titre – la faculté des dirigeants européens à céder et s’humilier face au président américain ; mais il postule cependant l’existence d’« intérêts européens » qui, note-t-il, seraient bien mal identifiés et défendus par les dirigeants en question.

Cette approche repose implicitement sur une « évidence » apparente… mais erronée : le mouvement naturel du monde conduirait fatalement à la constitution de grands blocs rassemblant des Etats de taille moyenne ou petite dont le voisinage géographique induirait des convergences d’intérêts.

Rien ne prouve la pertinence d’une telle thèse. Au contraire, l’histoire de l’intégration européenne plonge en réalité ses racines notamment dans tout autre chose : la volonté des castes dirigeantes occidentales d’écarter les peuples des grands choix politiques. La mécanique juridico-politique de l’UE a été ainsi bâtie sur un objectif : que les décisions soient scellées à des niveaux sur lesquels la démocratie – par essence nationale – n’a pas prise. Bref, sur le vol de la souveraineté populaire.

Bien sûr et heureusement, il peut arriver fréquemment que des pays voient leurs intérêts converger. Des coopérations, étroites si nécessaire, sont alors les bienvenues. Mais nul besoin pour cela de constituer une sorte de super-Etat et les institutions qui vont avec. Car ces coopérations doivent être à géométrie variable. Et pas nécessairement sur la base du voisinage géographique.

Ces rapprochements peuvent traduire des intérêts objectifs ; ils peuvent également refléter une proximité culturelle. Par exemple, la France a bien moins en commun avec l’Estonie, membre de l’UE (mais qui, pour la plupart des Français, est à peu près aussi exotique que la Papouasie), qu’avec l’Algérie (qui ne fait pas partie de l’UE) vis-à-vis de laquelle les liens humains, historiques et linguistiques sont considérables. Plutôt qu’à la constitution de grands blocs, qui limitent voire effacent les souverainetés nationales, l’avenir est – ou devrait être – à la multiplication de coopérations flexibles et tous azimuts. Et pas seulement dans l’intérêt du Bordeaux, du Cognac et du Champagne…

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