Deutsch

Chronique d’un blocage annoncé

élections législatives

Trois dimanches électoraux entrecoupés d’une dissolution de l’Assemblée nationale : la France vient de vivre une période politique bouleversée – et ce n’est sans doute qu’un début. Le 9 juin en effet, au soir du scrutin européen, le président de la République convoquait par surprise les citoyens pour renouveler leurs députés nationaux. Les électeurs se sont prononcés les 30 juin et 7 juillet, mais pas vraiment dans le sens espéré par Emmanuel Macron.

Le 7 juillet, la soirée électorale sur les chaînes télévisées est apparue particulièrement confuse. Si l’on veut y voir clair à l’issue de cette séquence de quelques semaines, il faut pointer trois faits majeurs : la progression spectaculaire du Rassemblement national (RN, classé à l’extrême droite par ses adversaires) ; l’émergence à court terme d’une France ingouvernable, puisqu’aucun des trois blocs n’obtient de majorité absolue à l’Assemblée ; et le lancement implicite de la course présidentielle (alors que le mandat du chef de l’Etat ne s’achève théoriquement qu’en 2027), sur fond d’une possible restructuration des forces politiques « centrales » susceptible d’apporter plus de stabilité aux élites dominant le pays.

Avant de détailler ces trois enseignements politiques, il faut pointer le système électoral français : le scrutin majoritaire à deux tours, une procédure atypique, rare en Europe et même dans le monde. Si aucun candidat n’obtient 50% au premier tour, un second tour est organisé avec ceux qui ont obtenu au moins 12,5% des inscrits. Mais ces derniers peuvent se désister, par exemple pour appeler à battre le candidat arrivé en tête au premier tour. « Au premier tour on choisit, au second tour on élimine », dit le proverbe.

Ce fut le cas massivement cette fois-ci, où de nombreux candidats RN ont finalement été battus par une coalition de tous les autres partis, parfois au profit de la gauche, parfois au profit du camp présidentiel « centriste ». Et ce, après que toutes les forces politiques (mais aussi des milliers d’associations hétéroclites de la « société civile ») avaient, entre les deux tours, mené une campagne sans précédent appelant à « faire barrage » au parti de Marine Le Pen afin d’« éviter le pire » et de « sauver la République ». Même des dirigeants étrangers, dont le chancelier allemand, avaient abondé en ce sens.

Le deuxième tour a donc attribué un nombre de sièges très largement différent de ce qu’annonçait le premier : le RN obtient 143 députés alors que ses candidats avaient largement dominé le 30 juin (33,2%) ; la gauche fait élire 182 candidats alors qu’elle n’avait rassemblé que 28,1% des électeurs – restant ainsi dans ses plus basses eaux historiques ; et le camp présidentiel sauve les meubles avec finalement 168 élus, alors qu’il s’était effondré au premier tour (20%).

Dit autrement, face au RN quasi-seul, l’entraide électorale sous forme de désistement mutuel entre la coalition macroniste et la coalition de gauche (qui, chacune, présentaient au premier tour des candidats uniques dans presque toutes les circonscriptions) a abouti à inverser les gagnants et les perdants entre les deux tours. Du moins en apparence, puisque le véritable indicateur d’influence reste évidemment le choix des électeurs au premier tour.

Progression spectaculaire du RN

C’est à cette aune qu’il faut mesurer la progression du RN. Déjà lors des européennes du 9 juin, le camp lepéniste avait créé l’événement : avec 31,4% des suffrages, il arrivait non seulement en tête (ce qui a été le cas dans 93% des communes du pays), mais obtenait à l’échelle nationale plus du double de la liste macroniste arrivée en second (14,6%).

Le 30 juin, cette performance était amplifiée, avec 33,2%, soit 10,6 millions de voix. Cela représente un bon en avant de 14,5 points (et plus du doublement du nombre de voix) par rapport au précédent scrutin en juin 2022 (18,7%, 4,2 millions de suffrages). Ce dernier avait lui-même marqué une hausse notable par rapport à juin 2017, où le RN ne rassemblait « que » 13,2% (3 millions de voix).

Enfin, si les dirigeants de ce parti ont été déçus par le deuxième tour à l’issue duquel ils rêvaient (imprudemment) de former le prochain gouvernement, ils auront tout de même le groupe le plus puissant au Palais-Bourbon, puisque les quatre partis de gauche, bien qu’alliés électoralement, auront chacun leur groupe propre.

La France se retrouve ingouvernable

Ces quatre partis, coalisés sous l’étiquette « nouveau front populaire » (NFP), ont cependant argué de leur total d’élus pour réclamer de former le prochain gouvernement, et pourraient bientôt mettre en avant un nom de premier ministre. Mais il s’agit d’une posture purement tactique puisqu’aucun des trois blocs (RN, NFP, macronistes) n’obtient la majorité absolue (289 sièges), et de loin.

La France se retrouve ainsi ingouvernable – c’était l’hypothèse la plus probable pronostiquée avant le premier tour ici même. Bien sûr, il ne manque pas de dirigeants politiques pour plaider en faveur de « configurations nouvelles » intégrant « enfin la culture du compromis ». Certains louent même l’occasion unique de « jouer à l’allemande ». Pourtant, on ne peut pas dire que l’actuelle coalition tripartite qui gouverne à Berlin accumule des succès… Mais, au sein des socialistes et plus encore des écologistes, l’envie de gouverner fait envisager des alliances au cas par cas, projet par projet, avec des macronistes, voire avec les 60 députés de la droite « classique ».

Il devrait en outre apparaître rapidement que le programme du NFP bouclé en quelques jours avant le premier tour n’était qu’un trompe l’œil masquant provisoirement les contradictions entre la « gauche modérée » et La France insoumise (LFI, gauche dite « radicale »). Il n’a fallu que quelques heures pour que de premières fractures ne se révèlent. Avant une probable explosion d’ici peu.

Cette instabilité à court terme peut nourrir les ambitions de ceux qui rêvent de construire à moyen terme une configuration durable

Quoiqu’il en soit, l’obstacle arithmétique est, au moins à court terme, incontournable. Il revient au chef de l’Etat de nommer un premier ministre et un gouvernement. Mais ce dernier ne peut être que précaire, faute de disposer d’une majorité. Il sera à la merci d’une motion de censure. Quant à un gouvernement « technique » chargé de gérer les affaires courantes, cela ne peut être que provisoire. Pour combien de temps ? Nul ne le sait.

Car il faudra bien présenter un budget. Et même, dès juillet, faire face à Bruxelles qui exige des mesures de réduction de déficits et une perspective annuelle de correction.

Cette instabilité à court terme peut nourrir les ambitions de ceux qui rêvent de construire à moyen terme une configuration durable rassemblant des socialistes « raisonnables », des écologistes, des « centristes », et des élus de la « droite républicaine ». Le champ des compromis aurait pour base la fidélité à l’Union européenne, à ses règles et à son cadre – cette question a été du reste évitée durant la campagne électorale par tous les grands partis, y compris le RN. De même qu’a été évité le débat sur l’engagement belliciste du président face à Moscou.

Emmanuel Macron n’entend pas quitter son poste, c’est du moins ce qu’il répète. Mais, privé pendant un an du pouvoir de provoquer une nouvelle dissolution, et sorti affaibli de cette séquence politique qu’il envisageait comme un coup de poker gagnant, pourra-t-il tenir trois ans ? D’autant que ses concurrents cachent de moins en moins leurs ambitions. C’est le cas du premier chef de gouvernement qu’il avait nommé en 2017, Edouard Philippe ; tout comme celui de l’actuel premier ministre, Gabriel Attal, qui, à trente-cinq ans, ne se considère pas comme en fin de carrière.

Qui ne voit qu’à chaque barrage, la marée monte de quelques crans ?

Mais les citoyens dans tout ça ? Ceux des électeurs de gauche qui ont cru, le 7 juillet au soir, à la « victoire » du NFP et aux déclarations des dirigeants annonçant que le programme de cette coalition devrait être mis en œuvre, risquent de tomber de haut très bientôt.

Ceux des électeurs macronistes ayant voté à gauche, et ceux de gauche ayant fait élire un député de la famille politique du président, sont certes aujourd’hui satisfaits d’avoir « fait barrage au RN », mais vont vite constater que les mêmes causes produisent les mêmes effets.

Car il n’est guère contestable que ce sont les déceptions, les frustrations, les colères notamment des classes les plus déshéritées qui ont nourri l’inexorable montée du RN, autrement dit les résultats des politiques qui se sont succédé au pouvoir depuis quatre décennies, en alternant équipes de droite, de « gauche » et du centre.

Le « front républicain », c’est-à-dire l’alliance de tous les grands partis face au seul RN, a, cette fois encore réussi à « faire barrage » au camp lepéniste. Mais ce dernier rassemble désormais, au second tour dans de très nombreuses circonscriptions, entre 45% et 49% des voix à lui tout seul. Qui ne voit qu’à chaque barrage, la marée monte de quelques crans, alimentée par le sentiment d’une élection volée par la magie du mode de scrutin ?

Dans l’immédiat, la France entre dans une situation sans précédent dans l’histoire politique et institutionnelle de la cinquième République (née en 1958). Pas sûr que les élites dirigeantes puissent s’en réjouir.

Partager :