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Strasbourg, ou l’euroseur arrosé (éditorial paru dans l’édition de décembre)

Qatargate

Panique et consternation. La petite bulle bruxelloise est en émoi depuis qu’a été révélé ce que les grands médias nomment désormais le « Qatargate » : la mise en cause de collaborateurs parlementaires et d’eurodéputés – italiens, grecs, belges, issus essentiellement du groupe social-démocrate – soupçonnés d’avoir touché rémunérations et avantages de la part du Qatar en échange de la promotion des intérêts de l’émirat. Six personnes ont été interpellées par la police belge, quatre écrouées, dont une vice-présidente de l’europarlement.

Les condamnations ont fusé. La présidente de cette institution a, sans rire, dénoncé une « attaque contre la démocratie européenne ». Son homologue de la Commission, Ursula von der Leyen, s’est alarmée que soit mise en jeu la « confiance des Européens dans nos institutions ». Soyons sérieux. Pour que l’europarlement soit déconsidéré, encore aurait-il fallu qu’il fût considéré – en réalité l’immense majorité des citoyens des vingt-sept pays s’en moquent comme de l’an 40. La seule chose qu’on puisse reprocher à l’Assemblée de Strasbourg est sa totale illégitimité, puisqu’il n’existe pas de peuple européen. Tout le reste n’a dès lors guère d’importance.

La crise de nerfs du ban et de l’arrière-ban européiste a cependant quelques mérites. A commencer par le retour de bâton comique contre une institution, à l’ego boursouflé qui ne cesse de donner des leçons de morale au monde entier en matière de transparence et d’Etat de droit. Au monde entier et même aux Etats membres : c’est précisément ce « parlement » autoproclamé qui avait lancé les hostilités contre la Hongrie, accusant son gouvernement de corruption. Le premier ministre Viktor Orban n’a pas boudé son plaisir devant cette euro-mouture de l’arroseur arrosé.

En outre, l’ex-secrétaire général de la Confédération européenne des syndicats (CES), Luca Visentini (aujourd’hui président de la Confédération syndicale internationale), fait partie des mis en cause. Ce qui jette une lumière crue sur l’interpénétration incestueuse entre cette centrale syndicale et les institutions bruxelloises.

Par ailleurs, on n’ose imaginer le tollé géopolitique si le corrupteur n’avait pas été Doha, mais Moscou. Que n’aurait-on pas dit sur les relais d’influence que le Kremlin paye pour « déstabiliser notre Europe », et la nécessité absolue d’édicter un trois cent cinquante neuvième paquet de sanctions. L’émir qatari, lui, n’a aucune crainte d’être puni, ne serait-ce que parce que son gaz remplace (en partie) celui que fournissait naguère la Russie. Sa diplomatie s’est d’ailleurs chargée de le rappeler promptement à ceux qui seraient tentés de tenir des propos désobligeants à son égard.

En matière d’influences étrangères, l’ombre de Washington et le poids de l’atlantisme bénéficient d’une immunité de principe, voire d’un tapis rouge permanent

Certes, Raphaël Glucksmann, le sémillant président de la « commission spéciale sur l’ingérence étrangère » (sic !) a qualifié l’affaire de « gravissime ». Jusqu’à présent cependant, il s’était plus excité en pourchassant les prises d’influence russes ou chinoises ; l’on serait surpris que cela change fondamentalement.

Enfin, dès lors qu’il est question de traquer lesdites influences étrangères, force est de constater que l’ombre de Washington et le poids de l’atlantisme bénéficient d’une immunité de principe, voire d’un tapis rouge permanent. En matière de guerre en Ukraine, par exemple, l’on n’imagine pas un instant l’europarlement s’éloigner de la ligne de l’Oncle Sam, solidarité occidentale oblige. Au demeurant, le Trésor américain n’a nul besoin de dépenser le moindre kopek pour cela : les relais de Washington travaillent gratuitement pour la cause – celle de la promotion du « monde libre ».

Il reste qu’en monopolisant la scène médiatique, les affaires de corruption confortent un silence abyssal sur l’essentiel : la responsabilité des institutions européennes dans le malheur des peuples, à commencer par les régressions économiques et sociales. A l’heure où Emmanuel Macron semble décidé à passer en force sur la réforme des retraites, qui soulignera le rôle de Bruxelles comme aiguillon et contrôleur ? Pourtant, dans son analyse de la situation de chaque Etat membre récemment publiée, la Commission rappelle que le Conseil de l’UE avait recommandé à la France, le 12 juillet 2022, de réformer le système de pensions en vue d’« unifier les règles des différents régimes ». Et elle laisse filtrer une certaine impatience : « jusqu’à présent, aucune mesure concrète n’a encore été précisée ».

Dans le brouhaha des turpitudes qataries, ce discret coup de pression semble passer inaperçu. Jusqu’à quand ?

Pierre Lévy

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