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L’Union européenne et le Moyen-Orient

Kaja Kallas

La brutalité et la gravité des événements qui secouent le Moyen-Orient depuis des mois se caractérisent par une violence portée à son paroxysme : barbarie sans limite exercée contre les peuples, palestinien – le calvaire de Gaza se poursuit – et iranien ; viol éhonté des règles de base du droit international ; bouleversement sans précédent des rapports de force géopolitiques dans la région, notamment après les « guerres préventives » déclenchées contre l’Iran respectivement les 13 et 22 juin par Israël puis les Etats-Unis, désormais interrompues par un cessez-le-feu.

Sur ce dernier point, les analystes et observateurs seraient bien inspirés de faire preuve, pour l’heure, d’une grande prudence. Il faudra attendre des semaines, voire des mois, avant que ne se précisent les évolutions, les gains et les pertes d’influence à moyen et long terme ; et les incertitudes ne concernent pas seulement les capacités nucléaires iraniennes.

Une chose, en revanche, se confirme, de l’aveu même des dirigeants européens. Tous constatent avec amertume que l’UE n’a joué strictement aucun rôle dans la succession des événements. Bruxelles n’a pu que regarder les balles passer, sans aucune prise sur les affrontements.

L’exemple du groupe « E3 », composé de Paris, Berlin et Londres (hors UE), flanqué de Kaja Kallas (photo), la « cheffe de la diplomatie européenne », est édifiant. Pendant que ces capitales pensaient négocier avec Téhéran, le président américain préparait en secret le raid censé effacer le nucléaire iranien de la carte – ce qui condamnait d’avance les pourparlers.

Mais le malin plaisir que Donald Trump prend à humilier ses « partenaires » européens n’explique pas tout. La nature même de l’intégration européenne est incompatible avec une politique étrangère cohérente. Les histoires, les cultures politiques et les intérêts des Vingt-sept sont très différents et rendent un tel objectif vain. Du reste, dans ce dossier comme dans d’autres, l’UE n’a même pas pu trouver un « format » adéquat, étant entendu que les initiatives à vingt-sept sont hors d’atteinte.

Un des seuls éléments qui semble faire consensus entre les Etats membres est la flagornerie et l’auto humiliation qu’ont affichées les Européens, lors du sommet de l’OTAN du 25 juin, vis-à-vis de « papa Donald » (l’expression est du secrétaire général de l’Alliance, Mark Rutte, qui, en tant que premier ministres des Pays-Bas – entre 2010 et 2024 –  fut longtemps un pilier du Conseil européen). Ces démonstrations grotesques et caricaturales de soumission ont mis mal à l’aise même les commentateurs les plus pro-occidentaux. Les dirigeants européens sont prêts à tout – en particulier à promettre une débauche de crédits militaires – pour garder l’Oncle Sam comme leader du bras armé du « monde libre ».

Le chancelier allemand Merz a osé se réjouir qu’Israël fasse ainsi « le sale boulot»

Quoi qu’il en soit, les partisans de l’intégration européenne sont désespérés que l’Europe se soit montrée dans ce dossier plus « marginalisée et impuissante » que jamais. Cette impuissance constitue en réalité la seule vraie bonne nouvelle de ce dossier. Car les dirigeants de ce côté-ci de l’Atlantique défendent un  point de vue qui ne se différencie pas vraiment, sur le fond, des thèses de l’Oncle Sam et de son protégé israélien. En substance : leur priorité est d’empêcher l’Iran de fabriquer la bombe nucléaire.

Peu importe pour les Occidentaux que Téhéran ait toujours contesté que tel soit son objectif. Peu importe  surtout que l’Etat hébreu possède l’arme atomique – cela n’inquiète pas le moins du  monde les chancelleries occidentales, sans que ce deux poids deux mesures ne soit jamais justifié. Pour le président français de même que pour le chancelier allemand – comme pour la plupart de leurs collègues – l’essentiel est « le droit d’Israël de se défendre face à un péril existentiel ».

Qu’une telle menace n’ait jamais été avérée n’a nullement empêché les dirigeants européens d’approuver les raids israéliens parfaitement illégaux sur l’Iran engagés le 13 juin, tout comme les bombardements américains, neuf jours plus tard, des sites stratégiques de ce pays. A tout le moins, ils se sont bien gardés de critiquer ces opérations totalement contraires à la Charte de l’ONU.

Cohérent avec la ligne radicale constante de Berlin, le chancelier allemand Merz a osé se réjouir qu’Israël fasse ainsi « le sale boulot ». De son côté, le président français, plus hypocrite, avait indiqué qu’il ne partageait pas le principe de l’opération militaire israélienne ; mais s’était réjoui immédiatement en soulignant : « quand je regarde les résultats de ces frappes, elles ont permis de réduire des capacités d’enrichissement. Elles ont permis de réduire des capacités balistiques ».

Rejoints par le premier ministre britannique, les dirigeants ont même publié une déclaration commune peu après les bombardements américains du 22 juin à la tonalité surréaliste : les trois hommes « demandent instamment à l’Iran de ne pas entreprendre d’autres actions susceptibles de déstabiliser la région »... On comprend, dans ces conditions, que le pouvoir iranien ne se fasse plus aucune illusion sur d’éventuelles capacités des Européens à jouer les conciliateurs vis-à-vis de l’axe Washington Tel-Aviv…

Il est bien loin, le temps où les exactions génocidaires d’Israël sur Gaza – bombardement massif de civils et d’infrastructures, famine organisée – suscitaient de timides réprobations à Paris voire à Berlin. Dès lors qu’il est question d’affaiblir l’Iran, les dirigeants européens rentrent dans le rang occidental sans états d’âme. Que, dans ce contexte, l’UE ait été « impuissante et marginalisée » est donc une bonne nouvelle…

On notera au passage que cette dernière n’a rien trouvé à redire à la déclaration de Donald Trump concernant le guide suprême iranien. « Nous savons le localiser » s’est vanté le locataire de la Maison Blanche, mais je n’ai pas encore décidé s’il convient de l’éliminer avait-il fanfaronné. On n’ose imaginer la réaction de Bruxelles si l’ayatollah Khamenei avait affirmé : nous savons où siège le président américain, mais je n’ai pas encore décidé s’il était opportun de lancer un assaut pour l’assassiner…

Chaque pays est tenu de respecter la politique extérieure commune européenne

Si l’on peut se réjouir que l’UE en  tant que telle n’ait eu aucune influence sur les événements en cours, son existence même constitue cependant un obstacle à la liberté dont pourrait jouir un Etat membre de prendre une position totalement dissidente – par exemple en rompant avec Israël, ou en nouant des relations de confiance avec Téhéran. Chaque pays est tenu – en principe – de respecter la politique extérieure commune européenne : il lui est interdit de sortir de ce cadre.

Certes, dans les conditions actuelles, on voit mal quel Etat serait susceptible de s’engager dans cette voie. Mais il n’en a pas toujours été ainsi. En novembre 1967, Charles de Gaulle, alors président de la République française, tenait une célèbre conférence de presse dans laquelle il questionnait implicitement la légitimité d’Israël, et prévoyait que l’existence de cet Etat était susceptible de nourrir des guerres sans fin dans lé région. Il inaugurait alors ce qu’on nomma ensuite « la politique arabe de la France », qui consistait à nouer des relations de coopération avec certaines capitales arabes, relations qui ne soient pas soumises aux intérêts du camp occidental.

Reconquérir une capacité et une volonté nationales d’indépendance, en contradiction avec le carcan bruxellois, serait, à n’en pas douter, un puissant facteur qui changerait la donne. Et qui contribuerait à une perspective de paix dans la région, aux antipodes du suivisme européen actuel.

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