Vivons-nous une période historique ? On ne le saura que plus tard. Ce qui est sûr, c’est qu’en matière de relations internationales, les événements s’accélèrent à une vitesse à peine croyable. Ce qui était improbable il y a deux semaines est survenu la semaine dernière. Ce qui était inconcevable la semaine dernière s’est produit cette semaine. Et ce que nous n’imaginons pas cette semaine pourrait bien arriver demain.
La prudence conseille donc d’attendre quelques jours pour analyser froidement les séismes géopolitiques en cours. Ce peut être en revanche l’occasion de revenir sur un événement majeur qu’on a presque déjà oublié alors qu’il n’est vieux que de quelques semaines : le gel, décidé par Donald Trump, de l’activité de l’USAID.
Cet organisme – l’Agence des États-Unis pour le développement international – avait été créé en 1961 avec pour objectif proclamé de financer, partout dans le monde, le développement économique, l’action humanitaire, le progrès sanitaire et la réduction de la pauvreté, ainsi que de contribuer… à la promotion de la démocratie.
L’agence avait d’emblée été placée sous la supervision du président des Etats-Unis, du département d’État et du Conseil de sécurité nationale. Autant d’autorités parfaitement désintéressées, seulement préoccupées du bien public mondial… En 2003 cependant, son dirigeant d’alors demandait aux contractants financés par l’USAID de mieux promouvoir l’image de l’action du gouvernement américain. L’agence disposait à ce moment d’un budget annuel d’une dizaine de milliards de dollars.
Une force de frappe financière qui ne va cesser d’augmenter. En 2024, celle-ci a atteint le montant astronomique de 44 milliards, avant qu’en février 2025, le locataire de la Maison-Blanche ne suspende ses activités afin de procéder à un réexamen de tous les projets en cours, pour des raisons tout à la fois financières et idéologiques.
Nul doute que des milliers d’intervenants soient sincèrement désespérés devant l’interruption brutale de leur action face à des populations en détresse, confrontées à la sous-alimentation ou aux épidémies. Mais c’est l’affolement des ONG censées constituer les « sociétés civiles », et la panique des médias « indépendants » privés des subsides de l’Oncle Sam, qui devraient retenir l’attention.
Car depuis des décennies, Washington oeuvrait, via l’USAID, à promouvoir… la liberté de la presse. On pourrait se dire que cette admirable sollicitude aurait dû être d’abord employée aux Etats-Unis même. Car depuis des années, la presse écrite, notamment les quotidiens locaux, y subissent une véritable hécatombe : ils disparaissent, faute d’argent, les uns après les autres.
Mais les autorités américaines successives étaient manifestement préoccupées par des champs d’action plus prioritaires à leurs yeux, particulièrement en Europe de l’Est et dans l’« espace post-soviétique ». Et c’est bel et bien de ce côté que les protestations paniquées se multiplient, ce qui révèle l’ampleur de la générosité américaine récente et plus ancienne.
RSF a affirmé que la décision de Donald Trump « plonge le journalisme mondial dans le chaos »
L’ONG Reporters sans frontières (RSF) n’a pas hésité à affirmer que la décision de Donald Trump « plonge le journalisme mondial dans le chaos ». Pas moins. Et pour appuyer son cri d’alarme, RSF rappelle que l’USAID a, en 2023, « financé la formation et soutenu 6 200 journalistes, aidé 707 médias non étatiques et soutenu 279 organisations de la société civile œuvrant pour le renforcement des médias indépendants ». En outre, ces chiffres n’incluent pas les fonds alloués directement par le département d’Etat et le Congrès.
On a bien lu : pour RSF, la générosité américaine visait « le renforcement de médias indépendants ». L’ONG ne voit manifestement aucune contradiction dans les termes.
Cela vaut par exemple pour les médias hongrois qui s’opposent au premier ministre Viktor Orban et l’accusent d’être trop proche de Moscou. Ces journaux et sites pro-UE devaient se partager cette année 430 000 euros. Privés de ces subventions, la plupart de ces derniers, risquent, de leur propre aveu, de devoir mettre la clé sous la porte. Ce qui donne la mesure de leur… indépendance.
Même inquiétude en Géorgie de la part des « organisations de la société civile », qui redoutent de se retrouver sans le sou, alors qu’elles entendaient bien combattre le gouvernement récemment reconduit à Tbilissi, lui aussi taxé d’être « pro-russe ».
Ce dernier avait, l’année dernière, fait adopter une loi obligeant les groupes et journaux recevant des subsides de l’étranger à rendre public ce financement ; cette obligation avait fait scandale parmi les gouvernements et les grands médias occidentaux qui avaient dénoncé une atteinte aux libertés publiques. Avec le recul, on comprend leur indignation…
En Arménie, la configuration est différente. Les autorités d’Erevan ne cachent pas leur volonté de s’éloigner de Moscou pour se rapprocher de l’Occident. Pure coïncidence, le gouvernement de ce pays venait d’obtenir que des fonds de l’USAID soient consacrés au renforcement de la « société civile », avec, là aussi, des ONG pro-UE en heureuses bénéficiaires.
Le cas de l’Ukraine est évidemment particulier. Mais dans ce pays également, une large partie de la presse – on évoque les trois quarts des médias – est sous perfusion financière occidentale, surtout américaine. Le gel de l’activité de l’USAID va probablement avoir des conséquences à court terme. Mais il est surtout intéressant de rappeler que les injections sonnantes et trébuchantes en faveur des ONG ne datent pas d’hier.
La générosité géopolitique remonte aux années 1990. Elle a suivi l’éclatement de l’URSS, lorsque les stratèges euro-atlantiques ont commencé à saliver à la perspective de faire passer des morceaux entiers de cette dernière dans la zone d’influence occidentale.
Et si l’argent américain a afflué vers des ONG et des médias « indépendants » ukrainiens, des fonds de l’UE leur ont également été distribués. Des myriades de groupes et d’associations ont ainsi été nourries pour assurer la vitalité de la « société civile »… et préparer le terrain à des retournements politiques, tels ceux de 2004 (« révolution orange ») puis 2013.
Les fonds de Bruxelles ont été octroyés de manière certes discrète, mais non confidentielle. La même prodigalité a été par ailleurs organisée en faveur des pro-occidentaux en Biélorussie, mais finalement avec moins de succès. La liste n’est pas exhaustive.
On ose à peine imaginer la réaction si Moscou mettait en place un organisme finançant des organes d’information français
Ce qu’il y a de remarquable, c’est la réaction outrée de plusieurs grands médias français : non contre ces prises d’influence notamment sur la presse, mais contre l’interruption de ces dernières. Grief ? La décision de la Maison Blanche priverait l’Amérique de son « soft power » dont la légitimité va de soi.
En revanche, on ose à peine imaginer la réaction des mêmes si Moscou mettait en place un organisme finançant officiellement des organes d’information français, dont la survie dépendrait ainsi de son bon vouloir.
Il n’est pas certain que cette démarche serait placidement accueillie comme un tranquille exercice de « soft power ». Serait au contraire dénoncée avec hystérie une nouvelle attaque de « guerre hybride ».
Mais les deux termes recouvrent-ils des réalités si différentes ? Ou bien n’y aurait-il juste qu’un léger problème de traduction ?